Avec cet ambitieux et âpre roman, David Joy confirme son immense talent à creuser à l’os les déchirements de la société américaine, révélant les fissures d’une petite communauté rurale des Appalaches et les mensonges entretenus depuis des générations.
« Les tombes leur prirent toute la nuit », la première phrase est inquiétante, d’emblée, laissant planer une menace alors que les tombes dont il est question ne sont pas creusées pour des morts mais dans le cadre d’un projet artistique menée par une jeune activiste. Toya Gardner entend ainsi dénoncer le projet d’extension d’une université qui a rasé une église afro-américaine. En parallèle, lors d’un contrôle nocturne, Ernie Allison, adjoint au shérif découvre dans la voiture d’un homme ivre des costumes du Ku Klux Klan ainsi qu’un carnet listant des contacts du Klan, essentiellement des notables du coin dont le chef de la police. Nous sommes en Caroline du Nord, ancien Etat esclavagiste confédéré durant la guerre de Sécession. Bientôt deux crimes majeurs, révélateurs sur racisme ambiant, vont secouer le comté.
L’intrigue est complexe, démultipliant les pistes, les angles, les points de vue et les altérités pour raconter le déchirement d’une communauté rurale des Appalaches qui préférerait enterrer les secrets plutôt que les exhumer. On est entre polar et roman social pour révéler ce qui couve sous la surface, sur le temps grâce de magnifiques ellipses temporelles qui propulsent énergiquement la narration.
L’intrigue est surtout à combustion lente. David Joy prend le temps d’installer le décor et de présenter ses personnages dont on a du mal à déterminer pour chacun si ce sont des personnages secondaires ou principaux tellement leurs positions évoluent. Je retiens tout particulièrement le personnage de la grand-mère de Toya, sans doute elle la vraie héroïne du roman, l’éclairant de son sage charisme et de sa bonté rayonnante. Ses dialogues avec le shérif blanc, son vieil ami, sont de toute beauté, entre gravité et lucidité. C’est ce dernier qui se retrouve au centre des deux enquêtes à quelques mois de sa retraite.
Le sujet du racisme dans les anciens Etats sudistes ruraux n’est pas neuf. Il a été labouré dans tous les sens par la littérature nord-américaine. Le roman ne dit rien de nouveau sur l’héritage du traumatisme racial vécu par les Afro-Américains, mais il fait quelque chose que je n’avais encore jamais lu avec une telle acuité et une telle puissance : tendre un miroir à la communauté blanche
« L’arbre qui possède les racines les plus profondes dans ce pays est l’arbre du suprémacisme blanc. Et le fait est qu’il n’est pas nécessaire d’être celui qui a planté cet arbre ou qui a veillé à l’arroser ou qui en a taillé les branches pour être celui qui bénéficie personnellement de l’ombre qu’il fournit. Il y a tout un tas de gens qui sont assis confortablement sous cet arbre, et certains d’entre eux savent fort bien où ils sont assis et restent tout simplement là à ne rien faire car ils aiment cet endroit où ils sont assis, et puis il y en a d’autres qui n’admettent même pas l’existence de cet arbre. »
Si David Joy met tout sur la table ( les statues des héros confédérés, Black lives matter, The Thin Blue line policière, patriarcat et masculinité toxique ) c’est pour mieux se concentrer sur la responsabilité des Blancs, mettant en évidence les hochements de tête, les soulèvements d’épaule discrets, les préjugés inavoués, toutes les zones grises du racisme qui se cachent derrière les manifestations les plus ostentatoires type Klan. Il fouille là où ça fait mal en présentant l’éventail le moins visible d’un racisme qui « peut s’allumer de temps en temps comme ces lucioles là-bas »
La fin est tellement surprenante qu’elle pourra déplaire, laissant penser qu’elle n’est pas crédible ou qu’elle arrive comme un cheveu sur la soupe, et surtout tant elle est inconfortable et heurte l’entendement. Mais post-digestion, elle est absolument magistrale car tous les indices couraient vers ce dénouement mais le lecteur était trop aveuglé pour le voir et l’accepter.
C’est très stimulant comme expérience. Rarement lu un roman aura autant pousser son lecteur, plus particulièrement blanc à l’introspection, jusqu’au désagréable, donnant une envie furieuse de s’emparer d’une hache pour abattre l’arbre du racisme. Et ce sans jamais être donneur de leçon.
Marie-Laure Kirzy