Onzième roman pour Abdellah Taïa, qui explore encore plus profondément son rapport à ses origines, sa famille, son homosexualité (thèmes récurrents de son oeuvre) à travers son double fictionnel, Youssef qui revient dans un Maroc natal qu’il a fui plus jeune. Bouleversant.
« Je sais que je réécris et réinvente sans cesse ce passé » : ce sont les mots du prolifique jeune auteur d’origine marocaine, qui évoque ses jeunes années là-bas, la découverte de son homosexualité, ou les rapports compliqués avec son entourage au gré de ses livres, depuis le poignant Une mélancolie arabe et L’armée du salut. Pour autant, si d’emblée on n’est guère surpris par son style et sa teneur, on peut qualifier son Bastion des Larmes de sommet littéraire, fiévreux et poétique, mais surtout résolument politique et sans fard.
Nous suivons le retour de Youssef à Salé, sa ville marocaine d’origine, où il a vécu une enfance douloureuse, entre ses six soeurs, ses deux frères aux abonnés absents, et une société à deux vitesses, hypocrite et coercitive, qui ne laisse que peu de places à ceux et celles qui différent par leur orientation sexuelle. Un Maroc intolérant en surface et dans ses lois concernant les soi-disant « impurs », mais qui n’hésite pas à instrumentaliser ses plus jeunes enfants pour en faire des objets de désirs et délires sexuels horribles. Des marchandages de corps à la merci des plus puissants, que l’on cache volontiers mais qui semble connus de tout le monde. Dans cet environnement qu’il a connu mais qui l’a meurtri, Youssef essaie, de fait, d’exorciser ses démons intérieurs et ses angoisses longtemps cachées. Mais aussi de trouver des terrains de conciliation avec ses six soeurs qu’il retrouve pour la succession de la maison familiale suite au décès de sa maman ; ces six femmes, omniprésentes dans sa vie, mais qui ont été un vrai barrage dans l’acceptation de leur frère et ses désirs, et qui n’ont pas été l’aide qu’il aurait souhaité de leur part, elles qui savaient ce qui se passait, elles qui se sont tues.
Si la nostalgie mêlée de colère sourde a toujours été la ligne d’écriture de Taïa, elle se montre cette fois-ci encore plus poétique (dans la transcription des sentiments qui traversent Youssef tout au long des évocations du passé compliqué) mais aussi plus crue (les passages sur les nombreux viols commis sur le jeune garçon par des hommes âgés sont à la limite du soutenable parfois). Comme si toute la rage, la rancoeur et l’envie toutefois de possiblement pardonner trouvaient enfin une convergence majestueuse qui balaie tout et nous saute un peu à la gueule. C’est à la fois brutal et puissant, même si évoqué avec une douceur poétique parfois trop marquée, comme s’il cherchait finalement à diminuer la violence du propos.
Dans tous les cas, ce Bastion des Larmes qui cherche davantage à questionner ses propres choix, ses dualités ou ses actions/conséquences qu’à donner des solutions toutes prêtes (impossible de le faire, d’ailleurs…), est un vrai challenge pour Abdellah Taïa : celui de compter enfin parmi les grands écrivains de sa génération, porte-parole fiévreux de ceux et celles au carrefour des cultures, des sexualités, des mondes. Et qui essaie non plus de lutter, mais de faire face. La tête haute.
Jean-françois Lahorgue
Le Bastion des larmes
Roman d’Abdellah Taïa
Editions Julliard
224 pages – 20€
Date de sortie : 22 août 2024