Kevin Even – Silicium : neuf chansons d’une grande douceur

On ne sait rien de Kevin Even, pourtant sur Silicium, son premier album, il se dévoile totalement dans un prisme forcément brouillé et plein d’une sincérité totale. Le Folk d’Even assume son caractère littéraire fait de suggestions et d’impressions.

Kevin-Even-Pauline-Perotin

Il faut savoir se laisser aller à une certaine forme de futilité, à une légèreté qui ne se refuse pas de cacher une profondeur qui n’a pas besoin de s’exprimer. Et si c’était la seule et vraie élégance ? Dire sans déclamer, dire sans s’imposer, quitte à passer pour évanescent ou inconsistant. Et puis il y a cette quête après laquelle nous courrons tous, celle d’une authenticité bien réelle. Comme elle est difficile à atteindre cette hyperempathie, cette hypersensibilité sans filtre. Comme il en faut de la force pour oser montrer ce qui nous rend si fragiles et si poreux à nos drames intimes. Un geste de cette profondeur et de cette urgence en dérange plus d’un, préférant souvent y voir quelque chose qui confine à l’ennui, préférant des actes rageurs et fébriles à ces scènes proches de l’anecdotique et du dérisoire. Mais seul le dérisoire est ce qui reste au bout du compte, au terme de nos petits tracas et de nos accidents de vie.

Silicium, le premier album de Kevin Even, quasi seulement orchestré et articulé de la seule guitare du chanteur folk, se dévoile dans une forme d’épure, joignons-y la voix « atone » et blanche d’Even et nous voici face à une première série de chansons qui se plaisent à jouer avec les paradoxes. D’une grande douceur, ces neuf chansons sont immédiatement accueillantes mais cet ensemble dégage comme une forme de linéarité, de superpositions d’ambiances proches qui se cumulent les unes après les autres comme s’il s’agissait toujours d’une seule et même chanson. Accueillantes, ces chansons le sont assurément mais étrangement, pour mieux les comprendre, il faut sans aucun doute s’extraire de ce cocon douillet dans lequel elles nous englobent. Celui qui donnera ses chances à ces neufs compositions par une écoute plus attentive y percevra les milles nuances que Kevin Even s’amuse à esquisser avec élégance avec cette indolence neutre qui habite sa voix fluette et traïnante.

Ce qui rend Silicium si singulier c’est qu’en s’appuyant sur un cahier des charges d’un genre pourtant si prévisible, celui d’un album folk composé à la seule guitare, Kevin Even parvient sans mal à s’affranchir des codes étriqués et induit un climat un peu étrange, une surprise de chaque instant. Autre paradoxe dans la musique d’Even, c’est ce sens du verbe et des mots, cette affirmation « bavarde » sans rien de péjoratif à percevoir ici. Il y a effectivement quelque chose de bavard dans Silicium, un jeu de communication entre l’interrogation introspective et le dialogue avec l’autre. Chez Even, l’ennemi n’est pas autrui, au contraire, on vit ensemble heureux dans un songe comme il le dit si bien dans Bien Ensemble.

Mais on ne peut limiter l’univers de Kevin Even à cette seule empathie profonde. Ce professeur de littérature dans une université parisienne interroge également notre temps en prenant une distance toute poétique, intégrant à notre réalité un soupçon de résonances fantastiques mais on entend aussi ici des interrogations plus prosaïques peut-être influencées par ses travaux de chercheur, je pense en particulier à sa thèse sur Jules Verne et sur cet Ecopoétique du 19ème siècle. Pas étonnant donc de croiser un phare en mer dans Corps Céleste sur ce disque très vernien. C’est sans aucun doute ce qui rend la musique de Kevin Even un peu anachronique, un peu comme à l’écart de notre temps. Ici, pas de dimension steampunk mais plus des collisions intranquilles de la douceur de la Bossa Nova Brésilienne et la confession d’un Townes Van Zandt, Kevin Even ne laisse que peu de points d’ancrages auxquels s’attacher.

Des formes.
Des formes bleues et noires,
Sous une casquette humide,
Pleine d’idées,
De cheveux cendrés,
D’incertitudes et d’insomnie.
Un crayon.
Un crayon. Un regard.
Une très vieille couverture,
Craquelée, jaunie,
Tombée du lit,
Des poches d’un flâneur averti.

Extrait de WCW

On entend dans cet univers étrangement très riche, dans ce jeu de façades et de décors qui voudrait nous faire penser  que tout ici est dépouillé, à l’os, une épaisseur qui ne se révèle pas tout de suite. Il faudra prendre les paroles sublimes comme un guide dans ce disque plus imprévisible qu’il n’y paraît. On pourrait tisser un lien de cousinage, une parenté possible avec Julien Baer pour cette solarité plus trouble qu’elle ne semble d’abord, un Souchon pour cette ironie mordante toujours accompagné d’un attachement bien réel pour les personnages qui vivent dans ces chansons.  Le Folk de Kevin Even ne s’inscrit ni dans la suite de l’école anglaise ni dans celle du Folk américain, Silicium est un peu à une croisée des chemins, il sait engager dans un même élan cette même passion pour le texte incarné à cette recherche du grand espace.

Silicium est un disque attachant et accueillant dont il faut savoir s’éloigner pour mieux l’appréhender à distance, s’éloigner pour mieux le comprendre, s’éloigner pour mieux se laisser aller, s’éloigner pour mieux plonger dans ses climats, s’éloigner pour mieux tomber sous son enchantement.

Greg Bod

Kevin Even – Silicium
Label : Microcultures / Kuroneko
Sortie le 18 octobre 2024