Très belle réussite que cette nuit Rock de l’Arte Concert Festival, qui nous a offert l’opportunité de voir et d’entendre, l’une après l’autre, Porridge Radio et St. Vincent, soit deux des artistes les plus singulières et passionnantes de notre époque.
Grosse affiche ce vendredi soir à l’Arte Concert Festival : Bill Ryder-Jones, Porridge Radio et St. Vincent. Après avoir obtenu des billets – gratuits – de haute lutte, il convient d’arriver tôt devant la Gaité Lyrique afin de ne pas courir le risque d’être refoulé (il y a plus de billets émis que de places réelles). Ensuite, il faut faire un choix déchirant entre manquer le set de Bill, qui se déroule dans le Foyer et ne pas être bien placé dans la grande salle pour Porridge Radio… Comme Dana Margolin est l’une de nos raisons (avec St. Vincent, bien sûr) d’être là ce vendredi, nous nous passerons cette fois, le cœur serré, des belles chansons de Bill.
Il reste un dernier défi, une fois que nous découvrons la drôle de configuration de la Grande Salle, avec une longue scène rectangulaire placée en son centre : essayer d’imaginer la meilleure manière de bien profiter du set de Porridge Radio tout en n’étant pas trop mal placés pour St. Vincent. Ce qui va s’avérer mission impossible. Tant pis, on verra Annie Clark de dos !
20h50 : Porridge Radio sont donc de passage à Paris, quelques mois après leur prestation retentissante à Beaubourg (que Dana mentionnera d’ailleurs avec fierté !), et quelques semaines avant leur passage au Trabendo, dans le cadre de leur tournée de promotion de leur (fantastique) dernier album. Sur scène, on remarque à l’extrême droite encore un nouveau bassiste (le poste ne semblant pas rempli de manière permanente depuis le départ de Maddie Ryall, l’année dernière…), mais il faut bien admettre, sans vouloir vexer personne, que le cœur musical du groupe est le duo Dana – Georgie (Georgie Stott est la petite claviériste, doublant vocalement Dana sur de nombreuses chansons).
Bon, le concept de ce soir est d’interpréter la quasi-totalité du nouvel album, Clouds In The Sky They Will Always Be There For Me, et de laisser de côté tout ce qui a précédé. Pourquoi pas ? L’album est magnifique, mais est aussi un concentré de douleur, sans beaucoup de moments de plaisirs « Rock ». Dana, cheveux bruns mi-longs, est maintenant en pleine maîtrise de son Art, jouant magnifiquement de la voix, totalement concentrée, et en faisant même moins qu’avant scéniquement. Elle nous offre régulièrement de superbes montées d’intensité (A Hole In The Ground, un grand titre…), ou des passages noisy à la guitare valant leur pesant d’or. Pas de tubes ce soir, juste de l’émotion. Et encore de l’émotion. Jusqu’à la magnifique libération finale de Sick of the Blues, parfaite. On regrettera que Dana n’ait pas inclus dans sa setlist le puissant Sleeptalker, qui aurait pu colorer le set d’une nuance plus rock, et plus encore le sommet de subtilité douloureuse qu’est Pieces of Heaven. Pour une setlist plus complète, il nous faudra être au Trabendo le 5 décembre prochain. En tous cas, nous avons vécu 45 minutes la gorge serrée, comme devant un funambule vacillant sur son câble d’acier tendu entre deux immeubles.
22h30 : long changement de matériel, avec une rotation à 90 degrés dans le sens contraire des aiguilles d’une montre de l’organisation de la scène : au lieu d’être disséminés frontalement, les musiciens sont donc alignés « les uns derrière les autres », ce qui n’est pas non plus idéal pour créer de la cohésion dans le groupe. Décidément, le choix cette année d’une scène tout en longueur à la place de scènes « carrées » comme on a vu auparavant est pour le moins discutable… Du coup, Annie Clark se trouve loin sur notre droite, et nous ne la verrons, la plupart du temps, que de dos… La plupart du temps, car elle se déplacera heureusement pas mal tout autour de la scène, venant s’intéresser à tous ses fans massés le long de chacun des quatre côtés…
St. Vincent, c’est, en ce moment, un groupe impressionnant : Annie a recruté ni plus ni moins que Jason Falkner, le guitariste auteur-compositeur indie que l’on ne voyait pas a priori proche de son univers, et, de manière plus décisive encore peut-être, le surprenant et très créatif batteur Mark Guiliana, qui restera pour nous le « dernier batteur » de Bowie (sur le génial Blackstar !). Mais le catalogue du « Who’s Who » ne s’arrête pas là : à la basse, nous avons droit à l’impressionnante Charlotte Kemp Muhl, compagne de Sean Lennon, modèle renommée et multi-instrumentiste brillante !
On a bien compris que St. Vincent sur scène, c’est le GRAND LUXE, une sorte de nec plus ultra de l’élégance et de l’intelligence artistique. Le spectacle est total, de la première à la dernière minute des une heure et demie du set (soit une longueur tout à fait inhabituelle pour une participation à un festival comme celui d’Arte ! Annie Clark ne se moque pas de son public !). Annie et sa troupe jouent la carte du charme et du glamour, avec un soupçon de provocation amusante et amusée (quid de ces impressionnants crachats produits par la sculpturale Annie ?).
Musicalement, St. Vincent n’est certainement pas quelque chose de facile à appréhender pour qui n’est pas familier avec les morceaux : on parle d’un mélange d’électro rock high tech et « d’Art Pop » cérébrale, le tout saupoudré de rock avec poses de guitar hero, etc. (Annie est une virtuose de la six-cordes, régulièrement élue comme l’une des meilleures guitaristes du siècle !). Et ce concert témoignera d’un grand écart difficile à tenir entre « variétés populaires » (Annie a collaboré avec Taylor Swift…) et rock agressif (… et avec Nirvana et Sleater Kinney !). Par moments, à la fois décontenancés et enchantés par ce concert aussi baroque qu’ambitieux, nous nous sommes demandé si Annie Clark n’était pas en fait une réincarnation – ou tout au moins une disciple surdouée – de Prince ? C’est dire la hauteur à laquelle tout ça volait !
S’ouvrant sur un Reckless à vous faire dresser les cheveux sur la tête avant une explosion technobruitiste radicale (oui, par moments, on peut penser à du Nine Inch Nails, ce soir…), le concert explorera la quasi-totalité du dernier album, All Born Screaming (huit titres sur dix seront interprétés), mais inclura des « classiques » extraits de cinq des six albums précédents, et en particulier du populaire Masseduction. De All Born Screaming, on remarquera particulièrement le soul et funky Violent Times (qui aurait pu être une parfaite chanson pour un générique de James Bond !), et une version surpuissante du hit Broken Man (le genre de tuerie qu’on peut reprocher QOTSA de ne plus nous offrir depuis des années !).
Ceci dit, le set met un certain temps à se « décoincer » : on a pendant une bon trois quarts d’heure le sentiment d’être devant une rutilante machine de guerre, qui livre un show terrassant, mais à la limite de l’inhumain, du spectacle futuriste pour un Las Vegas post-apocalyptique, si l’on veut. Ce n’est que peu à peu, et en particulier grâce aux moments plus calmes où Annie peut en toute liberté laisser son chant s’épanouir (Candy Darling, superbe ballade qui va chasser sur les terres de Lana del Rey, en est un bel exemple…), que quelque chose comme de la « vie » commence à s’inviter au programme. Les musiciens semblent également se détendre, se mettre à plaisanter entre eux, à sourire, à prendre aussi du plaisir, et la dernière partie du concert va acquérir une magie qui nous échappait jusque-là.
Minuit approche, et avant de se retransformer en citrouilles, on se quitte sur une grandiose version de All Born Screaming, avant un dernier au revoir délicat et intimiste sur Somebody Like Me.
Conclusion : une belle réussite que cette nuit Rock de l’Arte Concert Festival, qui nous a offert l’opportunité de voir et d’entendre, l’une après l’autre, deux des artistes les plus singulières et passionnantes de notre époque. Dans des genres musicaux bien différents, mais qui témoignent de la richesse de la musique actuelle, lorsqu’elle est faite par des gens talentueux, exigeants, comme Dana Margolin et Annie Clark. Une Anglaise et une Américaine. Deux rockeuses de 2024.
Un dernier vœu : faites que nous n’entendions plus prononcer cette phrase atroce : « le Rock, c’était mieux avant ! ».
Texte et photos : Eric Debarnot