Rétrospective des années 60 vues par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire nos goûts personnels plutôt que les impositions de « l’Histoire ». Aujourd’hui : le premier album, sous-estimé, de l’un des groupes essentiels de l’Histoire du Rock.
The Stooges n’est peut-être pas le meilleur album des Stooges, mais, rugueux et plein d’une énergie brutale et désabusée, il est important, marquant la fin d’une époque (et presque le début d’une autre)…
C’est bientôt la fin, les derniers mois d’une décennie bien tourmentée. Les trente glorieuses (on en reviendra quand même, de cette idée) sont sur le point de laisser la place à des années de crises économiques et sociales. Le soleil s’est aussi couché sur l’été de l’amour, ce n’est même plus l’automne, c’est quasiment le début de l’hiver. Il n’y a pas de quoi se réjouir. Les groupes qui le disent sont nombreux. Parmi ceux qui le font avec une force qui laissera des traces, il y a les Stooges. Leur premier album sort en 1969. Il est composé par des gamins ou presque, Ron Asheton (guitare) a 21 ans, comme Dave Alexander (basse), à peine un an de plus que Scott Asheton, le frère de Ron, donc (batterie), et James Osterberg… c’est-à-dire Iggy Pop (voix). Et ce sont ces post-adolescents qui rentrent dans l’histoire de la musique avec un album qui a la réputation d’avoir ouvert la voie au punk. On peut être bluffés qu’ils aient été capables, à cet âge, de balancer une telle musique.
Effectivement, il y a quelque chose de pas très propre, de pas vraiment fini, dans cet album. Et une énergie qu’on retrouvera dans la musique punk. Le style est minimaliste, brut, primaire, agressif. Tout concourt à donner cette image, que ce soit la guitare, et ses riffs complètement déchirés, la basse répétitive et presque lancinante, ou la batterie qui martèle des rythmes métronomiques. Et, ce qu’on ne peut pas oublier, il y a cette voix, déjà inimitable, à la limite entre le détachement et le mépris, glaçante à sa manière. Ces jeunes sont déjà presque au top, et ils confirmeront par la suite. Et c’est à un musicien de génie, John Cale, qu’on doit de mettre en valeur leurs qualités. C’est en effet lui qui produit l’album. Il a compris ce qui fait la spécificité du groupe (cette énergie brute), et ne cherche pas à la canaliser, tout juste à la capter pour la mettre sur bandes, sans chercher à embellir la musique, à la polir, à la rendre propre. Probable qu’une production de ce genre a joué un rôle fondamental dans le succès de l’album (même si le succès restera relatif quand même…).
L’album démarre très fort avec 1969 : le morceau est pourtant lent, hypnotique, porté par le riff répétitif de la guitare saturée de Ron Asheton, l’ambiance n’est pas à se réjouir, non ; c’est d’ailleurs ce que chante Iggy Pop, avec un calme déconcertant (et un peu effrayant) : la lassitude, l’ennui, la frustration. Le morceau finit par piéger l’auditeur dans une sorte de prison musicale. Ils se sentent mal, on se sent mal pour eux et avec eux. Mais c’est le morceau d’après qui fait décoller l’album, le célébrissime I Wanna Be Your Dog, devenu une référence du rock, en partie à cause de cette phrase répétée par Iggy Pop, « Now I wanna be your dog« , d’une voix blanche, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, et aussi à cause de cette guitare saturée, de ces trois accords répétés en boucle qui coulent comme du métal en fusion. À peine 3 minutes qui durent comme pour toujours, 3 minutes de rage lasse, de tension froide.
La même rage lasse et froide qui tend No Fun comme un élastique : une autre référence incontournable, un autre morceau prêt à exploser, totalement désabusé et perdu, porté par une même musique simple, répétitive, la guitare de Ron Asheton qui vous déchire les oreilles, la batterie de son frère qui vous martèle le crâne. Cela continue avec Real Cool Time et Not Right, ou sur Little Doll. C’est effectivement la même « recette », énergie brute, guitares incendiaires, la voix… rien ne va dans le monde qu’habitent les quatre Stooges. Ils n’ont pas attendu les Clash pour être désabusé par leur pays.
Et puis il y a We Will Fall. Changement d’ambiance total. D’autant plus surprenant que cela arrive après la déflagration des deux premiers morceaux, 1969 et I Wanna Be Your Dog. Le groupe sort du costume proto-punk qu’il s’est déjà taillé. Dix minutes d’expérimentation psychédélique, de voyage sonore, musical (évidemment) et spirituel, mystique. Un Iggy Pop en transe parle, plus qu’il ne chante, un mantra qui invite à la méditation. Tout, d’ailleurs, invite à la méditation – la guitare discrète, minimale, les percussions subtiles. Ils repoussent les frontières du rock brut, c’est audacieux, c’est à la fois original et plus dans l’air du temps que dans les autres morceaux. Mais ce morceau équilibre l’album, entre rage et méditation, entre lassitude et espérance (mystique).
Un album qui aura du mal à se faire une place chez les critiques, mais qui finira par acquérir un statut majeur pour avoir posé les bases d’un genre musical.
Alain Marciano
The Stooges – The Stooges
Label : Elektra
Parution : 5 Août 1969
superbe article :)