En situant son dernier roman Madelaine avant l’aube dans un univers étrange, hors du temps et hors du monde, Sandrine Collette témoigne une fois de plus de son talent de conteuse, à travers le destin d’une petite fille bien déterminée à changer l’ordre des choses.
Les Montées, trois maisons dans un hameau perdu, près d’une forêt qu’on croirait sortie d’un de ces contes qui font frissonner les enfants. Un lieu hors du temps et aux confins du fantastique, isolé du reste du monde par un fleuve reptilien et menaçant – le Basilic – et raconté par un mystérieux narrateur qui ne se dévoilera que peu à peu. Là vit une petite communauté qui endure les rigueurs du froid, les tourments de la faim et les persécutions d’un seigneur féroce et de son fils, prompt à violer les femmes qui passent à sa portée. Trois familles, trois maisons. Rose, la mémoire du village, une vieille paysanne dont les fils sont depuis longtemps partis, occupe l’une d’entre elles. Dans les deux autres, des soeurs jumelles, remarquables par une même beauté mais dissemblables par leur caractère et leur destin familial. La douce Ambre, mariée à Léon, « un ivrogne et un salaud », s’est vu refuser par la nature les enfants dont elle rêvait. La froide Aelis, mariée au vaillant Eugène, a, elle, trois fils. Tous les protagonistes de Madelaine avant l’aube semblent avoir trouvé dans la rudesse même de leur vie un équilibre fait d’une commune volonté de survie, de résistance à l’ingratitude de la terre et du climat. C’est là qu’un jour surgira des profondeurs de la forêt une petite fille en haillons, une enfant sauvage au visage parsemé de taches de rousseur : Madelaine, venue bouleverser la quiétude des Montées, enchanter par son énergie joyeuse la vie jusque là morose de ses habitants.
Sandrine Collette excelle à faire d’un hameau minuscule tout un monde, où, constamment au contact de la nature et des animaux, les hommes ont fini par leur ressembler, à donner vie à une terre aussi fascinante qu’hostile et ce, dans toutes ses dimensions sensitives – visuelle, olfactive, tactile, auditive et même gustative… Son talent de conteuse, servi par une écriture singulière, à la fois puissante et retenue, simple et recherchée, fait alterner moments suspendus, péripéties et coups de théâtre, mettant en scène des personnages intrigants, inscrits dans une société féodale où les paysans sont asservis à un seigneur tyrannique, assoiffé de pouvoir. Pourtant ce réalisme se teinte d’un fantastique qui fait perdre au lecteur tous ses repères et constitue un formidable moteur pour son imaginaire. Le voilà plongé dans un univers dont l’étrangeté rend naturelle l’apparition, tel un chat sauvage, de Madelaine, « cette fille de faim ». Rebelle, avide de liberté, elle allumera au sein de la misère, de l’épuisement et de la souffrance, une petite flamme, porteuse de l’espoir d’une autre vie où triompherait la justice, où les femmes auraient la force des hommes, et les pauvres celle de faire valoir leurs droits. Dans ce conte d’une indéniable noirceur, en effet, la lumière et la tendresse sont bien présentes, portées par une enfant puis une jeune fille qui, forte de l’amour que lui a donné sa famille de coeur, croit que l’on peut avec de la conviction et du courage, changer l’ordre du monde.
Anne Randon