[Interview] Midget! (2e partie) : « La littérature est aussi importante que la musique dans nos vies »

Continuons notre échange avec Claire Vailler et Mocke alias Midget! à l’occasion de la sortie de leur quatrième album, Qui Parle Ombre. Ambition et modestie vont de paire dans ce disque complexe et passionnant. Ouvrons donc avec eux la boite de Pandore.

©Thomas Jean-Henri

Benzine : Pour Qui Parle Ombre, vous avez travaillé à nouveau avec Uwe Schmidt alias Atom TM avec qui vous aviez déjà collaboré du temps de Holden, Mocke. Qui Parle Ombre est à des années lumières stylistiquement de Pedrolira, Chevrotine et Fantomatisme, les disques de Holden sur lesquels vous avez collaboré avec lui. On associe souvent AtomTM à la scène électronique. peut-être un peu hâtivement. Pourquoi ce choix et comment trouve-t-on une nouvelle manière de travailler ensemble ?

Mocke : En vrai, AtomTM, même du temps de Holden, je savais très bien qu’il est beaucoup plus qu’un simple musicien électronique et qu’un mixeur de génie. En fait, c’est un vrai artiste contemporain, un plasticien du son. Je ne sais pas si on a dû exactement trouver une nouvelle manière de travailler ensemble. AtomTM a une très grande compréhension du geste artistique et ce qui le motive par dessus tout est d’aller jusqu’au bout d’une idée, dans un cadre formel dont a nous nous-mêmes érigé les règles. Pour moi, c’est un théoricien et un artiste complet, qu’on ne peut saisir qu’en appréhendant son œuvre dans son entièreté – ce qui est évidemment compliqué parce qu’il y a tellement de disques. Un jour on écrira des thèses sur son travail, j’en suis intimement convaincu.

Benzine : AtomTM explique un peu son processus créatif en ces termes : Je travaille constamment sur cette frontière entre l’acquisition, et l’altération des règles de composition. Pour moi, un disque est une entité en soi, un petit monde. J’essaye toujours de me mettre à la place d’un simple auditeur qui, découvrant le disque en magasin, tente de se faire une idée de l’auteur. Un album comme celui d’Erik Satin, par exemple, est ainsi entièrement construit sur un personnage virtuel, sur un univers en soi. Ce n’est pas une question de stratégie ou de camouflage, cela correspond juste à ma manière de travailler. Vous vous reconnaissez dans cette démarche ?

Mocke : Oui, j’adore ce truc qu’il a de vouloir incarner des personnages. Je trouve sa façon d’être assez borgesienne Je me rappelle qu’à une époque, il avait filé comme photo de presse une photo d’un type en armure qui lui ressemblait vaguement, c ‘était sa photo de presse en fait (Rires). Je suis vraiment très bon public pour ça. Vous citez ce disque d’Erik Satin dont personne ne parle qui est un album que j’adore. Uwe m’avait expliqué qu’Erik Satin était un compositeur romantique fictif du 17e siècle. Le genre qui porte des chemises à jabots et rumine ses chagrins d’amour sur une falaise devant la mer. Ce personnage était l’idée du disque et il a tout fait en fonction. Erik Satin joue du clavecin mais évidemment, c’est un clavecin midi.

Quand on a commencé à travailler avec lui, il était à fond dans ce qu’il appelait l’hyperréalisme musical, (c’est à dire pousser à l’extrême l’artificialité d’un son artificiel et inversement que les sons acoustiques sonnent « plus naturels que naturels ») et pour lui, Midget! pouvait complètement coller à ça. Et on lui a fait confiance parce que c’était une nouvelle transformation.

Benzine : Votre musique est une musique de l’impression et de la suggestion. J’en veux pour preuve l’adaptation d’Apollinaire dans La Nuit Descend répétée comme une litanie et un prêche plein de sens et de points de suspension. Vous reconnaissez-vous dans cette description ?

Claire Vailler : Oui c’est vrai, l’impression et la suggestion, ça rejoint ce qu’on disait à propos de l’immédiateté, parfois une chose fait forte impression sur nous, nous parle profondément, sans qu’on ait un accès immédiat aux causes de cette émotion. L’émotion est immédiate mais le sens n’est pas le vecteur premier de cette émotion, c’est quelque chose en nous qu’on ne maîtrise pas, dont on ne sait d’où ça vient mais qui nous touche.

C’est un peu comme dans Proust l’image des trois arbres. Il aperçoit en voiture sur la route, au loin, trois arbres et cette vision le bouleverse. Il essaie de comprendre ce qu’ils essaient de lui dire et creuse en lui pour comprendre. Quelque chose lui échappe et pourtant, c’est très profond. C’est un peu ça que l’on cherche dans nos textes. Il n’y a jamais un thème, un cahier des charges, un sujet à traiter.

(Pendant ce temps-là, Claire fouille dans ses carnets…)

Mocke : Sur l’album précédent, on avait adapté un texte de Charles Péguy qu’on adore d’une part parce que c’est très beau mais aussi parce qu’il a une force incantatoire, une litanie hypnotique. En règle générale, c’est un peu ce que l’on cherche, quelque chose qui s’adresserait plutôt à l’inconscient, des mots qui agissent sur nous comme des mantras et qui nous embarquent on ne sait où.

Claire Vailler : J’ai retrouvé la citation de Proust dans mon carnet, extraite d’A l’ombre des jeunes filles en fleur

Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts, allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin. (…). Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je ne pus ramener à moi. Cependant tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés ? (…)Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi ; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner.

Benzine : Il y a un lien constant à la littérature dans vos travaux. Vous, Claire, par exemple vous avez adapté des poèmes d’Emily Dickinson ou Thomas Hardy. On croise aussi bien Charles Peguy que Guillaume Apollinaire chez Midget. Que voulez-vous dire en convoquant ces auteurs à vos côtés ?

Claire Vailler : La démarche est un peu différente pour Transbluency, moi je me sens avant tout compositrice et musicienne, les mots viennent après par nécessité et par accident, écrire ce n’est pas mon endroit de prédilection en matière d’expression. Pour mes toutes premières chansons, je me suis appuyée sur des textes car je n’avais pas envie d’écrire de paroles et comme, par ailleurs, j’aime la littérature, autant que la musique, c’est très important dans ma vie et ça me nourrit énormément, donc ça faisait sens, mais j’ai quand même écrit des paroles en anglais pour la majorité des titres de l’album de Transbluency. Pour Midget! c’est différent, j’écrivais encore pas mal les paroles en anglais sur le premier album mais depuis qu’on est passés au français la grande majorité des textes sont écrits par Mocke, en fait j’adore vraiment ses textes et je sens qu’il a un rapport plus ancré, plus profond et plus juste à l’écriture que le mien, qui est plus contingent au fait que je compose.

Mocke : On est tous les deux des gros lecteurs. La littérature est aussi importante que la musique dans nos vies.

Claire Vailler : Je pense que dans ma vie, il y a plus de temps consacré à la lecture qu’à l’écoute de la musique. Mais c’est sans doute parce que je suis musicienne et que c’est mon quotidien.

Mocke : Comme je suis insomniaque, je dispose de quelques heures supplémentaires pour lire, et je suis constamment imprégné de mes lectures. Cela ressort forcément assez naturellement dans les textes de Midget! et dans ce qu’on raconte.

Benzine : D’où vient ce titre, Qui Parle Ombre ?

Mocke : Il vient d’un texte de Paul Celan qui dit « Qui parle ombre dit vrai ». C’est cette notion célanienne de contre-langage qui nous a intéressés. Pour faire rapide, il écrit en allemand, langue qui est pour lui la langue de ses bourreaux- ses parents sont morts dans un camp d’internement nazi- et qu’il ne peut donc utiliser qu’en la minant de l’intérieur. Le résultat est une œuvre cryptée qui dit souvent le contraire de ce qu’on croit. La citation qui nous intéresse est à considérer à l’aune de tout cela. Quelque part on se reconnaissait dans cette ombre là, dans la suggestion que la vérité que l’on cherche n’est jamais évidente, qu’elle est souvent à côté, à la marge.

Benzine : Ce qui contribue à l’étrangeté globale de votre univers avec Midget!, c’est aussi le caractère suranné, comme d’un autre temps qui se dégage de vos morceaux et des textes plus particulièrement, un peu comme si vous vous inscriviez plus dans cette école des Lieder plus que dans celui de la chanson. Qu’en pensez-vous ?

Mocke : Complètement. On était très empreints de lieder, d’opéra plus que de chanson française. Je sens une forte influence romantique, en particulier dans le titre Consolation De Neige. On a conçu cette pièce comme la fin d’un acte d’opéra. C’est souvent ainsi que l’on procède, d’ailleurs, on a une idée, on la pousse dans ses retranchements, on se fixe des contraintes puis on se rend compte que l’objectif premier n’a pas été atteint, qu’il y a eu débordement. Mais ce n’est pas grave parce qu’on se rend compte que le débordement est au bout du chemin, et finalement ce qu’il y a eu de plus intéressant. C’est ce qui donne de la vie à une entreprise qui aurait pu être trop cérébrale et conceptuelle autrement.

Benzine : Comment travaillez-vous ces paroles ? Influencent-elles le climat des compositions ou naissent-elles de cette musique ? Ces notions de dérive, de déambulation et d’onirisme présentes dans vos textes vous sont-elles imposées par le climat harmonique ?

Claire Vailler : Jamais les paroles ne précèdent la musique. On n’a pas de cahier avec des textes tout prêts qu’on va utiliser, ni toi, ni moi.

Mocke : Je n’y arriverais pas, j’ai déjà essayé et je n’y arrive pas. Dans mon cas, j’essaie de trouver quelque chose qui ait une résonance profonde avec la musique. Je le fais tourner dans ma tête jusqu’à ce qu’il y ait une sorte de connexion secrète qui s’établisse. C’est souvent quelque chose que je ne comprends pas très bien tout de suite mais je sens qu’il faut suivre ce chemin-là. Petit à petit apparaît un sens car ce qui est fascinant, c’est que, si l’on est sincère et à l’écoute de ces connexions secrètes, le sens est toujours (si j’ose dire) au rendez-vous.

Benzine : Il y a quelque chose qui est omniprésent dans vos textes et je le comprends peut-être d’autant mieux à la vue de votre caractère d’insomniaque, Mocke, c’est ce rapport à la dérive, la déambulation, des paysages nocturnes. Est-ce que parfois cet onirisme vous ait imposé par le climat harmonique ?

Claire Vailler : Bien sûr. On s’accroche à quelque chose qui vient progressivement à force de se laisser envahir par la musique. Il y a des mots qui apparaissent. Ce n’est sans doute pas un hasard si ces mots sont toujours intrinsèquement liés au climat harmonique.

Benzine : Comme pour votre travail de composition avec Mocke, on sent confusément sans vraiment se l’expliquer dans votre chant, Claire comme un refus de l’intellectualisme, du trop cérébral. Peut-on comprendre que votre voix et par extension les paroles que vous chantez font plus appel à la sensualité qu’au seul sens ?

Claire Vailler : Avec Transbluency, c’était en anglais. Je faisais tourner une espèce de yaourt avec des sonorités qui s’imposaient et après je trouvais le mot qui s’approchait le plus de la sonorité qui était sortie de ma bouche. C’était vraiment une histoire de bouche et de son et pas une histoire de cerveau et de sens. Après, avec le français, c’est un peu différent car en anglais, j’étais peut-être plus libre, j’avais moins de pression. Je me disais qu’on comprendrait pas forcément tout, c’était pas grave, c’était beaucoup plus détaché. Avec le français, il y a tout de suite une espèce de pression qui vous tombe dessus. Mais je procède exactement de la même manière pour les rares morceaux que j’ai ébauchés en français sur les derniers albums de Midget!, la mélodie crée le besoin de telle ou telle sonorité et après un sens vient et quelque chose se construit dessus.

Par rapport au chant, il y a toujours un sens, évidemment. C’est tout sauf cérébral mais une fois que le texte est écrit, les mots me portent aussi bien sûr, simplement, comme le sens n’est pas la première impulsion d’existence de ces textes, j’imagine que ça apporte un tout autre rapport à la manière dont ils sont énoncés, ça donne un rapport un peu plus lointain au texte, peut-être plus musical. Il est arrivé qu’on me dise après les concerts « C’est dommage, on ne comprend pas les paroles. » Ce n’est pas grave, je m’en fiche si on ne comprend pas tout. Quelque part, j’aime bien considérer que ma voix est un instrument parmi d’autres, qui ne serait pas forcément la chose à mettre en avant particulièrement, j’aime bien cette idée-là que tout est fondu, que le texte et les mots soient immergés dans la musique.

Benzine : Avez-vous une idée des chemins de traverse que vous souhaitez prendre à l’avenir avec Midget! ? Pensez-vous approfondir encore cette voie que vous avez empruntée avec Ferme Tes Jolis Cieux et Qui Parle Ombre ?

Mocke : J’ai l’impression qu’on est partis sur une direction très différente sur le prochain-  car oui, on a déjà commencé. Pour l’instant, les formats sont plus courts, c’est très mélodique et plus direct peut-être. Mais je crains que ce ne soit toujours pas complètement de la pop. Ce qui est sûr c’est qu’on travaillera encore avec Atom Tm.

Claire Vailler : On s’est rendu compte qu’on ne pourrait plus se passer de sa vision esthétique, de son sens presque acousmatique de l’espace sonore, de cette dimension spectrale qu’il donne à notre musique.

Benzine : Mocke, vous vous êtes fait plus rare en solo, ces dernières années. Y aura-t-il un nouvel album ?

Mocke : Oui bien sûr. Je travaille sur un nouvel album mais j’ai eu tellement de choses à composer ces derniers temps que ce disque est jusqu’à maintenant passé au second plan. Mais ça avance, je ne suis pas loin d’en avoir terminé la composition. J’ai une fois de plus confié les arrangements à Nicolas Worms (qui avait déjà arrangé Parle, grand canard) en qui j’ai une confiance absolue.

Benzine : Et Transbluency ?

Claire Vailler : Il y a une expérience qui m’a beaucoup marquée récemment, on a monté avec Bertrand Belin une forme d’opéra de poche à l’Opéra de Lyon, il m’a donné des textes à lui sur lesquels j’ai composé. Là, pour le coup, quand ce n’est pas moi qui écris, j’adore partir d’un texte qui m’est donné pour composer une musique dessus. C’est vraiment un exercice que j’ai adoré. Cela fait quelques années que je travaille sur des musiques que j’ai composées sur différents poèmes de Marina Tsvetaïeva et d’autres. Je n’en dis pas trop car je ne sais pas combien de temps ça va me demander ni quand ça va sortir. J’ai déjà enregistré une bonne moitié du disque mais je suis toujours au travail là-dessus.

Benzine : Olivier Messiaen a écrit ces mots qui selon moi résume bien votre manière d’appréhender la musique à tous les deux au sein de Midget!. « La musique est la seule réalité gouvernant le temps que l’homme puisse percevoir. Elle arrache de notre chair cette flèche du passé-présent-futur implantée à la naissance et que la mort décochera vers les lointains horizons d’un scandaleux anonymat. Lorsqu’un homme compose de la musique, il accomplit un rite de liberté incomparable. La musique est la liberté dans le temps ».

L’acte de composition musicale peut-il être un acte ultime de liberté et une possibilité de s’affranchir de l’espace-temps ?

Mocke : Bien sûr. Tout d’abord, on adore Messiaen. Et j’aime beaucoup cette citation en particulier. Quand on est dans un processus de création, on est emportés par une sorte de tourbillon, on a l’impression de ne plus être assujettis aux contraintes temporelles – c’est aussi simple que cela. Puis, une fois le travail achevé, on se retrouve confrontés de plein fouet avec les angoisses, la peur du temps qui passe, l’effroi face au monde qui est le nôtre etc. Et il faut se remettre à quelque chose d’autre au plus vite.

Interview réalisée par Greg Bod

Un grand merci à Claire Vailler et Mocke pour leur gentillesse et leur disponibilité. Un grand merci à Marc Chonier pour l’organisation de l’entretien.

Qui Parle Ombre est sorti le 20 septembre 2024 chez Objet Disque.