Si pour vous, la disparition de la vie sur Terre est anecdotique, parce que boh de toute façon, l’humanité a encore plein d’autres planètes à coloniser, ne lisez pas ce récit de SF angoissant… Non, je rectifie. En fait, lisez-le parce que c’est une très belle réussite !
Située aux confins de la galaxie, la planète Geminae remplissait tous les critères pour accueillir l’humanité. C’est ainsi qu’était né le projet Heritage One, dont la mission était de la coloniser cette sœur jumelle de la Terre. L’expédition devait durer 20.000 ans, mais grâce à la biostase, les passagers passeraient en réalité onze ans de leur vie à l’intérieur du vaisseau spatial. C’était sans compter cette étrange maladie dont les effets vont croissant à chaque réveil de l’équipage. Les corps peu à peu se fossilisent, suscitant moult interrogations. Si Heritage devait arriver à destination, ses passagers seront-ils alors réduits à l’état de statues de pierre ?
Le récit démarre quelques années après l’arrivée du vaisseau sur Geminae, loin d’apparaître comme la terre promise. Dans un enfer de poussière et de brume opaque, une fillette prénommée Nova marche aux côtés de son père Reiz (une scène qui évoque instantanément La Route), en quête de l’antidote permettant de retarder le processus de fossilisation de son corps. Alors que le reste de l’équipage semble avoir péri lors de l’atterrissage, Reiz, qui dispose d’une quantité limitée de doses, sait que le gros du stock doit se trouver dans un des modules du vaisseau, ceux-ci s’étant dispersés accidentellement avant leur descente dans l’atmosphère de Geminae. Pour ce faire, Reiz va devoir marcher longtemps, et affronter les violentes tempêtes qui balaient constamment la planète hostile, alors que son pas se fait plus lourd et que ses membres deviennent de plus en plus rigides… Nova quant à elle, première humaine née sur Geminae, cherche à connaître les circonstances de sa naissance, convaincue que son père ne lui dit pas la vérité…
Incontestablement, l’ouvrage intrigue par son aspect. Par son volume tout d’abord (près de 300 pages) mais surtout par sa couverture au format carré, de belle facture, à la fois sombre et mystérieuse, qui représente une fillette dans la paume d’un géant sans visage, avec en arrière-plan l’espace infini. Philippe Valette, qui nous avait déjà étonnés avec Jean Doux et le mystère de la disquette molle, fait preuve encore une fois d’une grande créativité doublée d’un perfectionnisme accompli. Mais la comparaison s’arrête là. Car si Jean Doux tenait de la comédie décalée et désopilante sur la vie en entreprise dans les années 90, L’Héritage fossile s’inscrit dans un tout autre registre, celui du space opera claustrophobique et désespéré. Qu’on se le dise, on est plus proche du récit d’anticipation où affleurent les questionnements de notre monde terrestre actuel (et donc pas toujours très gais) que de Star Wars.
Au-delà du thème toujours attrayant de la conquête spatiale, c’est l’immortalité et la survie de l’humanité qui sont au centre de l’intrigue. Comme on va le deviner assez vite, la Terre est en proie à un chaos dont on ne connaît pas la raison mais qui menace la vie à sa surface. Le vaisseau Heritage a donc pour mission de perpétuer la race humaine en allant coloniser une planète viable, selon les scientifiques. Celle-ci étant située à des années lumières, bien plus loin que Mars dont la colonisation s’est révélée être un échec cuisant (coucou Elon !), il faudra donc faire de trèèèèès longues siestes en « biostase» pour ne vieillir que de dix ans. Hélas, l’imprévu s’est invité à bord du vaisseau, lorsque ses passagers réalisent que leur peau prend un aspect minéral, tandis qu’il leur reste 19 000 années de voyage à travers l’espace pour atteindre leur « terre promise » baptisée Geminae !
Graphiquement parlant, Philippe Valette a fait une sorte de mix entre dessin et numérique. Son trait aux accents manga s’attache aux personnages, tandis que le vaisseau ou les décors ont été conçus par ordinateur. Le rendu est assez bluffant, sans les défauts propres à cette technique dont certains abusent parfois. Les vues du vaisseau géant ont un aspect très réaliste, mais Valette n’en fait pas non plus des tonnes pour épater la galerie, le recours au procédé restant plutôt discret. Ledit procédé a été utilisé également pour représenter la planète Geminae, dont on ne fait d’ailleurs que distinguer les reliefs à travers l’obscurité omniprésente, renforçant l’ambiance hautement anxiogène du récit.
Tout cela fait de L’Héritage fossile une belle réussite, malgré son propos pour le moins pessimiste où la lumière semble être restée prisonnière de l’énigmatique et ténébreuse Geminae. Au même titre que le graphisme, la narration est très bien structurée, jusqu’à l’incroyable révélation finale. On pourra (peut-être) regretter la partition visuelle un peu froide, ainsi que la conclusion, qui, si elle est au demeurant tout à fait inattendue, aurait gagné à être un peu plus resserrée, plus concise. Mais ces quelques bémols n’empêcheront en rien ce one-shot de s’imposer comme l’un des musts de cette année.
Laurent Proudhon