On espérait ce grand retour du The Cure que nous aimons depuis 16 ans. On craignait tout autant que Songs of a Lost World ne soit pas aussi bon que dans nos rêves. Excellente nouvelle : il marque un indiscutable retour à l’inspiration d’un Disintegration, par exemple. Un chef d’œuvre définitif ? Laissons encore un peu de temps au temps pour trancher…
Seize ans ! Seize ans qu’on espère un nouvel album de The Cure ! Le niveau d’attente, exacerbé par la relative déception ressentie à l’écoute du dernier disque paru (4:13 Dream en 2008), était forcément stratosphérique, et, en toute honnêteté, impossible à satisfaire. On imagine très bien que si Robert Smith a autant reporté, retardé la publication de ce quatorzième album, c’est qu’il savait qu’il ne répondrait jamais a un tel désir, un tel besoin de la part de ses fans. Pourtant, même si les années passées ont pu aggraver l’irritation d’un public à chaque fois frustré par le report de la sortie de cet album, il s’est passé des choses importantes au cours de ces 16 ans, qui font que la réception de Songs of a Lost World sera plus que probablement meilleure en 2024 qu’elle ne l’aurait été il y a dix ou douze ans…
D’abord, The Cure est devenu un groupe « classique », presque une icône du Rock, un « géant » qu’il est désormais quasiment impensable de critiquer. On peut certainement ne pas aimer The Cure et leur musique, mais « l’autorité » de Robert Smith dans le Rock en 2024 est indiscutable. Il est devenu un « père », respecté, l’un des très rares survivants de la musique des années 70-80 qui n’ait pas vu sa crédibilité entamée pour une raison ou une autre. A part Depeche Mode, y a-t-il un autre groupe « new wave » (ou cold wave, ou comme on disait alors…), parmi les vraiment « grands », qui ait su ainsi résister à l’usure du temps ? U2 ridiculisés par les excès de Bono et désormais méprisés, Echo and the Bunnymen usés, vidés par le manque de reconnaissance commerciale, New Order éviscérés par le départ de Peter Hook, etc. Ce qui est extraordinaire, c’est que c’est l’expérience live hors du commun offerte par Smith et ses acolytes, plus ou moins comparable à celle d’un Springsteen (des sets dantesques, d’une longueur irrationnelle, offerts avec une générosité folle) qui a définitivement assuré à The Cure son immortalité, sa place au Panthéon. Et puis, et c’est là une trajectoire assez improbable, Robert Smith, avec l’âge, est devenu plus… « proche » de son public. Il a commencé à sourire, à prendre du plaisir dans ses interactions avec nous, à démontrer de plus en plus d’humanité, de sincérité, de gentillesse même : l’artiste plus que tourmenté par son mal être baudelairien s’est transformé en créateur presque serein. Il est impossible à quiconque qui était là d’oublier la joie, oui la joie manifestée visiblement par Smith lors de son concert à Rock en Seine en août 2019…
Tout cela a paradoxalement désamorcé l’importance, un temps exagérée, de la sortie de ce « nouvel album »… et ce d’autant que pas moins de 5 de ses 8 chansons ont été révélées au cours de la tournée de 2022, et bien reçues : Alone, Endsong, And Nothing Is Forever, A Fragile Thing et I Can Never Say Goodbye… Après tout, si Songs of a Lost World s’était avéré mauvais, il n’aurait rien changé au statut du groupe ou de son leader, ni à l’amour sincère que nous lui portons tous. Heureusement, Songs of a Lost World n’est pas mauvais. Au contraire, il est même magistral (… même si nous nous réservons la liberté d’évoluer dans notre évaluation avec le temps, en particulier par rapport aux chefs d’œuvre du groupe…).
Première évidence dès la première écoute du disque le plus attendu de 2024 : la volonté de Robert Smith a été de retrouver une densité émotionnelle qui avait déserté ses chansons depuis… Disintegration ! Une affirmation dangereuse, puisque l’on parle là de l’un des meilleurs disques du groupe, au niveau ou presque de sa fameuse (et inégalable) trilogie 17 Seconds / Faith / Pornography…
« This is the end of every song that we sing / The fire burned out to ash and the stars grown dim with tears / Cold and afraid, the ghosts of all that we’ve been / We toast with bitter dregs, to our emptiness » (C’est la fin de chaque chanson que nous chantons / Le feu s’est réduit à des cendres et les étoiles se sont estompées à cause des larmes / Froids et effrayés, fantômes de tout ce que nous avons été / Nous trinquons à notre vide en buvant des lies amères). L’ouverture majestueuse de Alone, premier single de l’album sorti il y a quelques semaines, trace clairement les contours de l’album : après une longue et belle introduction musicale, la voix de Robert Smith, inchangée en dépit des années, décrit avec un mélange touchant de distance et de désespoir des états émotionnels que nous connaissons bien chez lui : mélancolie, chagrin, introspection. Rien de nouveau donc chez The Cure, mais n’est-ce pas exactement ça que nous attendions ? A noter que le texte est inspiré par Dregs, un poème de l’écrivain-poète « décadent » de la fin du XIXème siècle, Ernest Dowson, certainement quelqu’un que Smith considère comme un frère de souffrance, puisque, alcoolique, malade, vivant une vie misérable, il chanta toute sa vie durant la tragédie de l’existence et de l’amour !
And Nothing Is Forever, le second titre, qui bénéficie d’une mélodie bien plus affirmée, et adopte pour la première fois dans la carrière du groupe une forme classique, avec des cordes en avant, prouve néanmoins que, sur un terrain aussi arpenté par The Cure depuis ses débuts, quelque chose de nouveau peut être encore construit. La chanson est magnifique, dégageant une impression plus sereine que Alone, alors que son thème est encore plus sombre : « Promise you’ll be with me in the end / Say we’ll be together and that you won’t forget / However far away » (Promets-moi que tu seras avec moi à la fin / Dis-moi que nous serons ensemble et que tu n’oublieras pas / Même si c’est loin) se réfèrerait à une promesse faite par Smith d’être présent aux côté de quelqu’un à sa mort…
A Fragile Thing introduit dans l’album les connotations pop qui ont toujours constitué la face (presque) « ludique » de la musique de Robert Smith : le titre, littéralement éclairé par les interventions de la guitare de Smith, n’est pas loin d’être charmant, mais reste plus mélancolique que les tubes les plus célèbres du groupe. « And there’s nothing you can do to change it back, » she said / « Nothing you can do but sing, ‘This love is a fragile thing’ / Nothing you can do now but pretend again » (Et tu ne peux rien faire pour revenir en arrière », dit-elle / « Tu ne peux rien faire d’autre que chanter : « Cet amour est une chose fragile » / Tu ne peux rien faire maintenant d’autre que faire semblant à nouveau). A Fragile Thing, second single du disque, chanson sur la résilience et la fragilité de l’amour, pourrait, aurait pu, au moins dans ce monde perdu d’où nous venons tous, être un tube.
Warsong marque une rupture avec les morceaux qui ont précédé : après une autre longue introduction – l’une des caractéristiques de l’album -, on retrouve ici plutôt les tonalités de désespoir extrême, de douleur insoutenable de Pornography. « I want your death, you want my life / We tell each other lies to hide the truth » (Je veux ta mort, tu veux ma vie / Nous nous mentons pour cacher la vérité). Voici un titre plus « rouge » que « noir », qui en revient aux brûlures du passé incandescent du groupe.
Drone:Nodrone se révèle ensuite beaucoup plus « rock » que ce que produit normalement The Cure, les solos de guitare de Reeves Gabrels joue un rôle prépondérant, sur une rythmique puissante. Robert chante avec une énergie nouvelle sur un refrain inhabituellement scandé, et la chanson, plus que n’importe quelle autre sur l’album, montre le groupe sous un jour de vitalité, d’énergie, rassurantes en dépit d’un aspect anxiogène : « So it’s all, « Don’t know, I really don’t » / And all, « Think so, but maybe not » / And all, « Could be a case of me displacing my reality? » / And all, « I guess it’s more or less the way that it was meant to be » » (Donc c’est tout : « Je ne sais pas, vraiment pas » / Et tout : « Je pense que oui, mais peut-être pas » / Et tout : « Est-ce que ça ne serait pas que je déplace ma réalité ? » / Et tout : « Je suppose que c’est plus ou moins comme ça que ça devait être »). Des doutes, mais oui, toujours, mais une combattivité qui fait du bien.
I Can Never Say Goodbye, à l’inverse, est la chanson la plus triste – mais sans doute la plus sincère – du disque : celle où Smith, qui parle de la perte de son frère, se protège le moins derrière les artefacts de son art, derrière la beauté métaphorique de la poésie et des sons : portée par un piano sans fioriture, le chant de Smith évoque avec franchise la tristesse et l’acceptation du deuil. « Something wicked this way comes / From out the cruel and treacherous night / Something wicked this way comes / To steal away my brother’s life » (Quelque chose de mauvais arrive par ici / Sortant de la nuit cruelle et traîtresse / Quelque chose de mauvais arrive par ici / Pour voler la vie de mon frère). On notera quand même la citation littéraire du célèbre livre de Ray Bradbury, peut-être une référence personnelle ?
All I Ever Am ressemble à un « classique » du groupe, et semble sorti directement des grandes années 80 de The Cure ! Il cristallise mieux que tout autre chanson du disque le sentiment d’un retour au sommet de Robert Smith. « I lose all my life like thisc/ Reflecting time and memories / And all for fear of what I’ll find / If I just stop and empty out my mind » (Je perds toute ma vie comme ça / En réfléchissant au temps et aux souvenirs / Et tout cela par peur de ce que je trouverai / Si je m’arrête et vide mon esprit) : Smith fait preuve ici d’une lucidité bienvenue, marquant la maturité acquise de haute lutte avec le passage des années. Finalement, All I Ever Am est une chanson « revigorante ».
Les dix minutes paroxystiques de Endsong peuvent faire écho à la conclusion de Faith par la chanson éponyme. On est néanmoins plus franchement dans une tentative de produire ce qui pourrait être une « grande œuvre testamentaire », avec le risque de l’emphase formelle et thématique que cela implique. Reeves Gabrel est à nouveau à la manœuvre avec sa guitare expansive, recherchant peut-être un peu trop le « grandiose », et ce d’autant que la production du titre – et de l’album dans son ensemble – est extrêmement sophistiquée, travaillée, pouvant faire regretter à certain la pureté formelle des débuts. Mais la conclusion, « Left alone with nothing at the end of every song » (Resté seul sans rien à la fin de chaque chanson) est IMPARABLE.
Beaucoup plus varié que ce qu’on pouvait attendre / craindre, Songs From a Lost World peut certes être écouté comme un bilan, aussi tragique que lyrique, de tout ce que nous connaissons de l’univers mental et émotionnel de Robert Smith, de ses abysses et de ses interrogations existentielles. Mais c’est aussi une improbable démonstration de vitalité de la part d’un auteur majeur de la musique contemporaine, et c’est bien ça qui nous réjouit.
Robert Smith a annoncé récemment la date qu’il prévoit pour la fin de l’aventure The Cure, pour l’anniversaire de son demi-siècle d’existence. Il est fort probable qu’il n’y aura pas d’autre album studio avant cette échéance fatidique. Mais dans ce cas, Songs of a Lost World est une magnifique conclusion à une très belle histoire.
Eric Debarnot
The Cure – Songs of a Lost World
Label : Lost Music Limited / Universal Music
Date de parution : 01 novembre 2024