Rétrospective des années 60 vues par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire nos goûts personnels plutôt que les impositions de « l’Histoire ». Aujourd’hui, Santana, l’album venu rappeler aux tout-puissants Etats-Unis qu’ils ne sont pas seuls sur le continent, et qu’il va dorénavant falloir compter avec l’autre côté de la frontière…
Le jeune Carlos Santana n’a que 17 ans quand il laisse ses parents émigrer vers San Francisco sans lui. En effet le jeune Mexicain n’en a pas fini avec l’apprentissage de sa six-cordes. Carlos décide de rester encore un peu au bled. Et quel bled ! Tijuana : le paradis des trafiquants de mort, l’enfer vert de la prostipute bon marché et chef-lieu sanglant de la voyoucratie Mexicaine.
C’est les deux pieds bien plantés dans le terreau fertile, le goudron prolifique où se forme la racaille poussiéreuse des trottoirs maculés de sang de Tijuana la Rouge que le jeune Carlos se fait la main. De clubs sombres et enfumés où relents de mezcal et fortes effluves cannabiques se mêlent dangereusement, jusqu’aux coupe-gorges croulants en tôle ondulée, suintant l’héroïne et le sang, Carlos écume ces lieux interlopes durant quelques années et parfait son art entre quelques putes vérolées et autres tueurs à gages toxicomanes.
Sa musique imprégnée de mexicanité, ses accords baignés dans le plus pur soleil aztèque, il est temps pour lui de faire ses valises, de prendre sa guitare remplie de transes Sud-Américaine sous le bras et de rejoindre ses parents de l’autre côté de la frontière.
Quand Santana arrive vers 1965 à San Francisco, c’est un autre monde, un nouveau monde qui s’offre à ses yeux de petit expatrié. San Francisco est alors en pleine effervescence. Des beatniks plein les rues avec du LSD plein les poches, des gonzesses avec des fleurs dans les cheveux et les nichons à l’air : quelque chose se passe dans ce coin de Californie, et Santana veut en être.
En 1966 le Santana Blues Band est créé. Une première mouture commence à tourner sérieusement sous le soleil Californien avec Tom Fraser (guitare rythmique), Mike Carabello (percussions), Rod Harper précédé de Marcus Malone alias « The Magnificent » (batteries et percussions), Gus Rodriguez (guitare basse) et Gregg Rolie (chants et claviers).
Le groupe attire l’affluence en free Jam sur les trottoirs de Saint Francis et dans les clubs brumeux de la contre-culture américaine, et se retrouve propulsé, un beau jour de 69, en territoire hippie.
WOODSTOCK ! Une orgie démentielle de zique et de came étalée sur quatre jours, le plus grand rassemblement de chevelus de l’histoire après la bataille d’Alésia, et la fin des utopies de paix et d’amour que viendra sonner Jimi Hendrix de sa gratte hurlant peurs et désespoir. C’est le tremplin idéal pour Carlos et ses musiciens. Quelques morceaux « latinisant » pour réveiller cette horde de beatniks enfumés jusqu’aux yeux… et soudain Soul Sacrifice ! Le Santana Blues Band, appelé dorénavant simplement Santana, prend soudainement feu sous les pupilles dilatées d’hippies somnolents.
C’est l’explosion. Santana explose Woodstock. Santana explose le Rock. Le Rock parle soudain espagnol et crache les prémices d’une World Music tonitruante. Les musiciens sont à l’unisson de ce moment de Rock gravé dans la pierre. Basse et congas mènent une rythmique toute latine, tandis qu’à tour de rôle la guitare de Carlos et l’orgue Hammond de Rolie (en sosie officiel de Didier Bourdon) viennent chialer des solos plaintifs. Mais l’attraction est ailleurs. C’est un jeune batteur de 20 ans du nom de Michael Shrieve qui va faire s’envoler la chanson jusqu’à l’Olympe du Rock’n’Roll en envoyant breaks monumentaux et un solo de 6 minutes où agressivité « Rock » et finesse « Jazzy » vont le faire directement entrer dans la légende (il sera nommé au Rock and Roll Hall of Fame avec ses camarades en 1998).
La performance « woodstockienne » de Santana va assurer le succès du premier album : le bien nommé Santana. Carlos et sa troupe, en grands sorciers aztèques, viennent offrir aux divinités sanguinaires le Rock’n’ Roll made in America sur un plateau d’argent. Ils le saignent au-dessus de leur grande marmite fumante. Cette marmite où le sang bouillant du Rock vient se mélanger bruyamment au Cha-Cha (Evil Ways), aux rythmiques Afro-Cubaines ( Jin-go-lo-ba) ou au Latin Jazz (Treat et le solo de piano magique de Gregg Rolie).
Santana touille allègrement cette nouvelle mixture, les musiciens invoquent l’esprit des grands anciens et dansent les transes interdites autour de la marmite divine. Un chaudron de sorcier bouillonnant, où les ingrédients dosés savamment et mélangés avec adresse donnent, comme par magie, cette ambroisie métissée offerte aux dieux indiens pour obtenir enfin cette réunion, cette réconciliation – au moins musicale – des deux Amériques.
Renaud BZN