Rétrospective Hayao Miyazaki : 8. Le Voyage de Chihiro (2001)

Il est des films dont la poésie brutalise nos âmes d’enfants. D’autres qui semblent s’amuser de nos notions du bien et du mal. D’autres, encore, qui impactent durablement nos sensibilités, comme si leur visionnage avait fait de nous une personne différente. Notre sujet du jour fait tout cela à la fois.

Le voyage de Chihiro
© Studio Ghibli

L’un des défis à relever, quand on souhaite parler d’un monument, est d’apporter une pierre crédible à un édifice déjà parfaitement solide. Chanter les louanges d’un chef-d’œuvre en soulignant ce qui fait son génie n’est pas toujours la manière la plus satisfaisante de rendre hommage à un classique. Pour davantage de transparence, il peut s’avérer pertinent de retracer notre toute première confrontation avec les œuvres qui nous ont véritablement marqués. En ce qui concerne le sujet en présence, son influence sur ma sensibilité est incommensurable. Il s’agit d’un de mes films de chevet, probablement l’un des trois ou quatre métrages que j’ai le plus visionnés au cours de mon existence. Il faut dire que ma découverte du Voyage de Chihiro s’est produite à un moment propice à mon immersion dans le récit.

Été 2001. J’ai huit ans, soit deux de moins que Chihiro elle-même, et je suis invité à l’anniversaire du fils d’une amie de ma mère. Nous avons le même âge mais je ne connais aucun des autres enfants conviés pour l’occasion. Né timide, je me résigne à suivre le mouvement sans trop poser de questions. Franchissant la porte d’un McDonald’s pour la première fois de ma vie, je ne sais pas trop quoi en penser. Comme pour parfaire ma confusion, le jouet de mon Happy Meal est une figurine articulée de la Boule de Fort Boyard. N’étant pas familier avec l’émission, j’ai d’abord l’impression de voir un bébé géant. Prémonition ? Peut-être, car le véritable choc de la journée a lieu un peu plus tard dans l’après-midi, quand nous nous rendons au cinéma pour une séance qui marquera à jamais mon vécu de spectateur. L’introduction du film, en particulier, se pyrograve instantanément dans mon esprit. J’ai moi-même vécu un déménagement trois ans auparavant, et la moue de la gamine sur la banquette arrière de la voiture familiale ne m’est pas totalement étrangère. À la différence de Kiki ou Nausicaä, Chihiro est une héroïne qui se découvre plus qu’elle ne s’affirme, et s’avèrera d’autant plus valeureuse sans avoir pleinement conscience de sa propre force. Tout comme Alice, Wendy ou Dorothy, Chihiro est une protagoniste en formation, qui perd jusqu’à son nom pour mieux comprendre que son identité primordiale est ailleurs. Puisqu’il s’agit de découverte, donc, rien de tel qu’un bond vers l’inconnu pour impulser le mouvement. Dorothy et Wendy s’envolent dans les airs, Alice tombe dans un trou. Pour Chihiro, le transport est horizontal. Du haut de mes huit piges, le passage du tunnel me cloue à mon siège avec une ferveur quasi-Lynchienne. Sans avoir aucune idée du type de film que je m’apprête à découvrir, je pressens que plus rien ne sera tout à fait comme avant, une fois de l’autre côté.

À l’heure d’écrire ces lignes, je suis capable de me remémorer ma première visite de la ville fantôme. Les parents s’accaparant le banquet abandonné me donnent l’impression de voir Hansel et Gretel croquer les volets de la maison de la sorcière. En parlant de sorcière, justement, il faut bien qu’il y en ait une quelque part pour que le conte soit efficace. Et puisqu’on apprécie l’ambiguïté des symboles, pourquoi ne pas lui donner une jumelle bienveillante pour rétablir la balance ? Il faut dire que les choses commencent mal. Si vous aimez le cinéma, vous pouvez probablement citer une image traumatique rencontrée à un jeune âge. À titre personnel, il s’agit du retour à la table du restaurant, une fois la nuit tombée. La révélation des parents changés en porcs m’a glacé le sang plus qu’aucun film d’épouvante ou d’horreur de mon parcours cinéphage. Cette métamorphose, à mi-chemin entre l’équipage d’Ulysse maudit par Circé et le châtiment de Pinocchio sur l’Île aux Jouets, fait sourdre le péril cannibale d’un monde habité par des esprits qui ne mangent pas que du gratin de blettes. Pire encore, le couple semble avoir perdu jusqu’à la moindre trace d’humanité et, fatalement, de parentalité. Chihiro veut absolument les sauver, eux ont simplement oublié qu’ils avaient un enfant. Ce genre de paradoxe lie directement l’univers de Miyazaki à celui de Lewis Carroll. La monstruosité de l’apparence de Kamaji n’a d’égale que sa loyauté. Yubaba est à la fois une patronne démoniaque et une maman complètement gaga, tout comme Haku est à la fois un prince charmant et un dragon, ou le Sans-Nom est simultanément un ogre et un enfant. Cette priorité donnée à l’équivoque, caractéristique des productions Ghibli, aura un effet décisif sur mon imaginaire d’enfant. Le monde des esprits tel que Miyazaki le figure n’est pas une simple affaire d’affrontement entre le bien et le mal, comme Disney l’a régulièrement traité dans ses productions, fussent-elles de qualité. Ici, le surnaturel est aussi volatile que la nature humaine. Une entité positive peut devenir effrayante si elle le désire, et les démons sont affables si on les sollicite un jour de beau temps. Ainsi, pour désarmer une méchante sorcière, quoi de mieux que de s’adresser à elle en l’appelant « grand-mère » ? L’un n’empêche pas l’autre.

De la même manière, la mise en scène du film opère via une nature double. D’une part, il serait parfaitement légitime de vanter l’orfèvrerie du découpage, la poésie des dialogues, la beauté des couleurs, la fluidité du mouvement ou la fantaisie du bestiaire. De l’autre, on remarque que cette perfection formelle n’est jamais gratuite. La maestria cinématique est avant tout au service du récit, lui-même offert en premier lieu à l’intuition sensorielle de son public. Preuve en est que mon tout premier visionnage avait suffit à immortaliser dans ma mémoire les détails d’une scène comme celle du voyage en train à travers la mer. À l’heure actuelle, je suis en mesure de décomposer la séquence pour détailler sa portée symbolique. Cependant, sa portée émotionnelle ne requiert aucun outil d’analyse. Le seul bagage à recommander serait cette perméabilité fondamentale à la magie de l’imaginaire. Ce pacte de pure fiction poétique, tel que l’évoquait Cocteau dans son introduction pour un autre chef-d’œuvre du septième art :

« L’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu’une rose qu’on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains humaines d’une bête qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu’une jeune fille habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves. C’est un peu de cette naïveté que je vous demande et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable « Sésame ouvre-toi » de l’enfance : Il était une fois…. »

Le Voyage de Chihiro
Film japonais de Hayao Miyazaki
Genre : animation, aventure, fantastique
Durée : 2h04
Date de sortie : 20 juillet 2001

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