Une tombe pour deux de Ron Rash est un drame familial poignant. Sur fond de guerre de Corée, l’écrivain américain raconte la terrible machination élaborée par des parents prêts à tout pour protéger leur fils mais aussi les intérêts familiaux. Magnifique !
On le sait depuis Un pied au paradis, son premier roman paru en 2002, Ron Rash est l’un des grands écrivains américains d’aujourd’hui. Ses romans, qui racontent généralement des histoires âpres et violentes, en ont fait l’héritier d’une lignée d’auteurs essentiels, de William Faulkner à Cormac McCarthy, en passant par Larry Brown. Son nouveau livre, Une tombe pour deux (titre français trop explicite par rapport à l’original, The Caretaker) paraît chez nous dans La Noire de Gallimard, mais il n’a rien d’un polar, ce qui n’est pas si rare avec les livres de cette collection.
L’histoire d’Une tombe pour deux se déroule en Caroline du Nord, état où a grandi Ron Rash et où il vit actuellement. Jacob Hampton est le fils unique d’une riche famille qui règne sur la petite ville de Blowing Rock. Ses parents – qui ont perdu deux enfants, morts avant la naissance de Jacob – sont prêts à tout pour protéger ce fils qui sera le seul hériter de tous leurs biens. Aussi Daniel et Cora désapprouvent-ils totalement son mariage avec la très jeune et très pauvre Naomi, qu’ils pensent vénale et uniquement intéressée par l’argent de la famille Hampton. En apprenant la grossesse de Naomi, ils annoncent même vouloir déshériter Jacob. Lorsque ce dernier est envoyé combattre en Corée, il confie sa femme à son meilleur ami, Blackburn. Ce jeune homme solitaire, défiguré par la polio, est le gardien du cimetière de Blowing Rock. Mais, tandis que Blackburn prend soin de Naomi, les Hampton imaginent une terrible machination pour qu’à son retour leur fils ne retrouve pas sa jeune épouse.
Comme toujours chez Ron Rash, ce qui frappe dès les premières pages – qui décrivent ici l’expérience de la guerre vécue par Jacob –, c’est la précision et la limpidité de son écriture. Chaque phrase semble avoir été soigneusement réfléchie et élaborée, aucun mot ne semble de trop et pourtant l’ensemble coule avec une fluidité qui parvient à rendre invisible ce travail d’orfèvre. Le plaisir de lecture est donc immédiat et on entre avec aisance dans un récit qui va progressivement dévoiler les contours du terrible drame qui va se jouer à Blowing Rock. En usant avec habileté de brèves analepses, Ron Rash revient sur le passé de ses personnages tout en continuant à faire avancer son roman jusqu’à la terrible décision prise par les parents Hampton – et qu’il est préférable de ne pas dévoiler bien évidemment. Ce faisant, il brosse les portraits de personnages complexes, jamais univoques. Ainsi, si le plan échafaudé par les Hampton est aussi cruel qu’immoral, Daniel et Cora sont dépeints comme des parents brisés par la mort de leurs deux filles et, s’ils sont prêts à tout, ils sont essentiellement animés par l’amour qu’ils vouent à leur fils. Certes ce sentiment est aussi teinté d’un désir de protéger les biens qu’ils ont acquis tout au long d’une vie de travail. Mais cela contribue finalement à rendre ces personnages très humains, car imparfaits et faillibles.
Cette complexité, on la retrouve chez tous les protagonistes du roman, de la jeune Naomi (qui aime sincèrement son mari mais qui ne peut nier pour autant son envie d’échapper à la pauvreté de son milieu), à Jacob, soldat traumatisé par la guerre et qui sera en plus contraint de s’interroger sur la force de son amour (pour sa femme, pour ses parents).
Mais le plus beau des personnages du livre, c’est sans nul doute Blackburn, jeune homme solitaire, taciturne, obligé de vivre à l’écart des autres pour échapper aux moqueries et aux regards que provoque son visage déformé par la maladie. Entièrement dévoué à son seul ami parti combattre en Corée, Blackburn s’occupe de Naomi, prend soin d’elle comme si elle était sa propre femme. Et cet homme rejeté de tous ou presque sentira alors naître en lui des sentiments inévitables mais impossibles à avouer. Confronté lui aussi à des dilemmes quasi shakespeariens, Blackburn ne pourra qu’émouvoir tous les lecteurs de ce livre magnifique.
Une tombe pour deux s’impose donc comme l’un des plus beaux romans de son auteur, ce qui n’est pas peu dire quand on a lu Un pied au paradis ou Serena. Ron Rash nous offre surtout son récit le plus émouvant – un récit pourtant basé sur une intrigue très simple, très fine même, mais qui laisse la part belle à des personnages inoubliables.
Grégory Seyer