Après Le Voyage d’Octavio et Héritage, Miguel Bonnefoy poursuit son arborescence généalogique en s’inspirant cette fois de la vie de ses grands-parents maternels. Et comme précédemment, il aborde cette saga avec la verve du conteur né qui conjugue avec aisance grande Histoire (de la découverte du pétrole à Maracaibo en 1919 aux nombreuses révolutions qui installent des dictatures jusqu’à la prise de pouvoir de Hugo Chavez dans les années 1990) et légende familiale.
« Au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui aujourd’hui porte son nom. » Elle est géniale, cette première phrase car le lecteur comprend immédiatement qu’il va lire une histoire extraordinaire, celle d’un nourrisson recueilli par une mendiante muette dans un quartier cour des miracles de Maracaibo, un gavroche né pour devenir voyou des rues, mais que le destin joueur fit cardiologue, fondateur d’une université, aux côtés de son épouse, première femme médecin du Vénézuéla.
« Les paysans de Maracaibo disent que, dans toute portée de chats, il y a un jaguar. La mère, prudente, l’éloigne des autres. Elle le chasse. Dès lors, il grandit autrement. Il s’émancipe différemment. Ce sont les bâtisseurs de cette ville. On grandit tous avec un mythe. On est tous fils d’un rêve de jaguar ».
Son imagination débridée se fait cavalcade. Plein de passion et de fracas, le roman enchaîne récits extravagants teintés de réalisme magique, coups du sort ou coups de théâtre rocambolesques, et personnages tous plus délectables les uns que les autres qui se télescopent. On y croise une mémorable prostituée à la chevelure rousse ensorcelante, un pingouin ayant « nagé depuis les pôles jusqu’aux eaux des tropiques », un enfant titanesque devenu inquiétant bourreau, un fantôme qui hante une maison, entre autres.
L’intrigue bouillonne à grosses bulles, portée par une écriture gourmande et généreuse. Miguel Bonnefoy est un prosateur flamboyant avec son style reconnaissable fait de phrases musicales très travaillées, convoquant dans une fusion baroque, poésie, fantasmagorie, enluminures colorées qui enveloppent de mille couleurs chacun des micro-récits enchâssé dans le précédent.
Chez cet auteur, tout est empli de romanesque, le moindre lieu, le moindre personnage même très secondaire, le moindre objet même le plus banal, tous dépositaires de ce quelque chose de merveilleux qui mérite d’être conté.
J’ai passé un excellent moment de lecture, très immédiat. Mais j’ai tout de même trouvé que ce maximalisme romanesque – s’il pourra essouffler certains lecteurs – tourne un peu à froid, ne déclenchant aucune réelle émotion pour le vécu que traversent les nombreux personnages, à commencer par Antonio, son épouse et leur descendance. L’auteur pourtant sait faire, comme lorsqu’il conte une nuit d’amour entre Antonio et Ana Maria :
« Antonio se tourna vers Ana Maria. Il la regarda comme personne ne l’avait encore fait, si démunie, si vulnérable, si abandonnée dans son rêve, il la vit puissante, seule sur terre. Il sentit qu »il la connaissait déjà, où qu’ils se ressemblaient tant qu’il l’avait déjà croisée dans une autre vie. Il se reconnut dans cette peur cachée, dans cette force pleine de failles, et il éprouva à cet instant une confiance en l’avenir qui le fit tressaillir. D’un geste prudent pour ne pas bousculer son sommeil, il lui remit une mèche de cheveux derrière l’oreille, lui caressa la tempe, puis posa sa main sur son ventre tiède où il crut sentir, entre deux cahotements du bus, l’enfant encore à venir qui ne viendrait que plus tard pour donner à ce couple des instants de grandeur et de déchirements. »
Assurément, j’aurais aimé que le récit survolté prenne plus souvent des pauses toute en douceur comme celle-ci.
Marie-Laure Kirzy