Le roman culte de William Golding, qui raconte comment des enfants vont tenter d’échafauder une micro-société sans adultes, marque le lecteur de façon indélébile. Aimée de Jongh a décidé d’en faire une adaptation en BD, tâche ô combien ambitieuse, et s’en sort de façon très honorable.
Suite au crash de leur avion sur une île déserte, un groupe de jeunes garçons a survécu alors que tous les adultes ont trouvé la mort, y compris le pilote. Livrés à eux-mêmes, ils vont devoir s’organiser à proximité d’une jungle inhospitalière. Mais très vite, les tensions vont apparaître, et deux clans antagonistes vont alors se former. Les uns tentent de préserver le monde familier qu’ils ont connu, tandis que les autres profitent de cette liberté qui leur offerte pour donner libre cours à leurs pulsions… naturelles. Jusqu’au drame redouté, cruel et impensable…
Cela faisait un moment que ce projet d’adaptation titillait Aimée de Jongh. Onze ans très exactement, mais à l’époque, l’éditeur originel lui avait opposé une fin de non-recevoir « pour des raisons de droits ». Puis, en 2021, c’est le même éditeur qui l’a sollicitée en lui donnant le feu vert. La même année, l’autrice néerlandaise pouvait se targuer d’un joli succès éditorial (Jours de sable). Alors forte d’une plus grande maturité stylistique, avec sept albums à son actif, les planètes semblaient cette fois alignées pour démarrer l’aventure. Il en résulte aujourd’hui un impressionnant pavé de plus de 300 pages, lequel nous fait littéralement entrer en immersion dans cette île paradisiaque transformée en enfer par une tribu de gosses « innocents » …
Incontestablement, Aimée de Jongh a su parfaitement s’approprier ce récit très sombre de Golding. Ici, la partie narrative s’accorde parfaitement avec la partie graphique, toutes deux totalement maîtrisées, et on y retrouve la tension inhérente au récit d’origine, faisant que ces 300 pages se dévorent d’une seule traite. L’autrice est restée très fidèle au déroulé du livre ainsi qu’à la personnalité des protagonistes, tout en élaguant les dialogues les plus denses et en privilégiant l’aspect visuel.
A ce titre, certains passages sont tout à fait saisissants (notamment la séquence où le jeune Simon tombe sur la tête de sanglier sanguinolente en pleine forêt), et apportent la valeur ajoutée que se devrait de charrier toute adaptation digne de ce nom en matière de bande dessinée. Le rendu est très fort et assez terrifiant par sa vision suggérant la mort ricanante, totalement dénuée d’empathie.
Et si les premières pages aux couleurs avenantes peuvent évoquer une naïve aventure à la Robinson Crusoë, il ne faut pas s’y fier. Progressivement, celles-ci vont prendre des tonalités plus sombres, plus rouges pour retranscrire le cauchemar résultant de la scission en deux clans du petit peuple de gamins. D’un côté, ceux qui tentent de maintenir les valeurs du monde civilisé, de l’autre, ceux qui jubilent à l’idée de laisser libre cours à leurs pulsions primales. Jusqu’à la tragédie prévisible et pourtant impensable, glaçante, débouchant sur ce constat assez sombre : l’innocence est amorale.
Avec Sa Majesté des mouches, Aimée de Jongh prouve avec brio qu’elle fait désormais partie des autrices qui compte dans le neuvième art contemporain. Totalement en phase avec le propos très pessimiste de ce roman, elle y a trouvé de nombreux points communs avec notre monde actuel. « L’humanisme, l’empathie et la civilisation ne sont pas dans notre nature profonde », dit-elle. Et on ne peut malheureusement guère lui donner tort si l’on se base sur l’actualité internationale…
Laurent Proudhon