Coralie Fargeat s’empare du body horror et livre une satire féroce sur les diktats de la beauté et des apparences imposés aux femmes. Entre décors kubrickiens, couleurs pop et scénographies mentales, The substance n’a pas peur de se frotter à l’excès et au grotesque pour écharper le joug des mâles.
Voilà comment on « tue » le maître. Du moins comment on le ringardise. Encore que la manœuvre soit un peu trop facile puisque Cronenberg (oui, c’est de lui qu’on parle) ne fait plus rien d’intéressant depuis des années. Même Les linceuls, son dernier film en date n’a, visiblement, convaincu personne. Mais plutôt que de Cronenberg lui-même, il faudrait en réalité parler de genre. Parler du body horror que Cronenberg a su, à partir des années 80, populariser et transcender. Et marier, contre toute attente, au film d’auteur. Déjà Julia Ducournau a prouvé qu’elle était capable de se mesurer à son idole, encore que Titane, malgré ses ambitions, soit en partie raté, auquel on préfèrera d’ailleurs Grave. Et puis il y a le fils aussi, Brandon Cronenberg, qui règle ses pas sur les pas de son père avec un certain talent. Même Alex Garland, dans Men, a réalisé une séquence mémorable de corps interpénétrés que n’aurait pas reniée Cronenberg.
Coralie Fargeat à son tour, avec The substance, revisite le genre et les films de Cronenberg (Vidéodrome et La mouche surtout, mais pas que) en livrant une satire sur les diktats des apparences (sujet qu’elle avait déjà abordé dans son court-métrage Reality+), de la beauté et de l’âgisme, en particulier chez les femmes et en général dans le milieu du show business. Pour cela, c’est Faust et Dorian Gray qu’elle convoque en mode société du spectacle : une star déchue d’Hollywood, Elisabeth Sparkle (Demi Moore, géniale dans un rôle miroir), décide d’expérimenter un produit miracle permettant au corps de générer une autre version de lui-même. Version plus jeune et plus vigoureuse, plus parfaite. Le procédé est évidemment contraignant puisqu’il faut nourrir le corps « en pause » (Elisabeth) pendant une semaine avec des composés alimentaires spéciaux, tandis que la version améliorée (Sue) doit s’injecter un peu de moelle épinière recueillie dans le corps d’Elisabeth.
Le moindre écart au protocole modifierait, de façon irréversible, la finalité du processus, ce qui, évidemment, ne va pas manquer d’arriver quand Sue décide de profiter davantage des sept jours imposés afin de vivre sa vie faite d’exaltations et de succès. Fargeat, dès lors, ouvre les vannes de l’excès et du grotesque, ce grotesque qu’elle a dit assumer totalement : « Ce que j’aime dans les films de genre, c’est qu’ils permettent de sortir du réalisme, du sociologique […] Ce que j’aime, c’est ce plaisir jouissif de ne pas avoir peur d’y aller, de s’amuser, de frôler le ridicule ». Hors de question donc de chercher à trop intellectualiser le propos, on ne peut plus clair de toute façon, sur le contrôle du corps des femmes et leur représentation soumise à un idéal imposé, fantasmé (mince, jeune, sexy, disponible), dans nos sociétés du tout-paraître.
Fargeat choisit, à l’inverse, de s’en donner à cœur joie dans les triturations des corps ainsi que dans la violence permanente qu’ils subissent, que ce soit celle causée par les altérations physiques du traitement ou celle, verbale principalement, d’un odieux producteur télé accroc aux lolitas bimbos. Dommage tout de même que le récit ne creuse pas davantage sa réflexion sur une humanité vampirisée par ses désirs de perfection et sur une âme lentement dissociée entre deux corps qui ne parviennent pas à se synchroniser (là, c’est Faux-semblants qui se rappellera à nous), préférant se focaliser sur le jeu de massacre qu’ils se livrent pour garder, en vain, la maîtrise d’eux-mêmes.
Dans ses intentions esthétiques, Fargeat là aussi radicalise la forme, entre décors kubrickiens, couleurs pop et scénographies mentales (notamment la salle de bains, véritable épicentre du film) où Sue et Elisabeth se perdent et se métamorphosent, soumises sans cesse aux envies voraces et regards libidineux des hommes (actionnaires, producteurs, équipe technique, voisin, conquête d’un soir, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre) ou tombant littéralement en morceaux. Quant au final entremêlant Carrie et Society, Elephant man et Phantom of the Paradise, on y atteint un niveau de lâcher-prise assez hallucinant (ça passe ou ça casse : soit on jubile, soit on fustige) où, comme dans Revenge, un déferlement d’hémoglobine a valeur d’acte cathartique contre le joug des mâles (et des vaniteux de ce monde).
Michaël Pigé