Auteur d’une discographie proche de l’excellence et en continuelle expansion, Matt Elliott sait aussi revenir sur les étapes clés de sa création pour mieux les réinventer à l’image de ce Drinking Songs transfiguré à l’occasion du 20e anniversaire de sa sortie.
Pourquoi certaines œuvres d’art nous interpellent-elles à ce point ? Pourquoi parviennent-elles à instaurer ce dialogue au-delà des mots, des langues et du silence avec notre moi le plus intime ? Pourquoi un film d’Ozu si loin de notre champ culturel nous bouleverse-t-il à ce point ? Pourquoi une oeuvre d’Odilon Redon ou de Kokoschka dépasse l’hermétisme de leurs apparences pour mieux nous happer en leur coeur ? Pourquoi habitons-nous certaines de ces toiles ? Pourquoi nous y reconnaissons-nous comme en un territoire connu, un refuge, une maison ? Pourquoi partageons-nous parfois avec des individus que nous ne connaîtrons jamais bien plus que ce que nous partageons avec nos proches ? Pourquoi partageons-nous avec des individus qui n’ont pas connu notre temps ? Comment peut-on se sentir proche du vieux prêtre roux vénitien ou dans la masse imposante d’un corps, celui d’une ombre qui se défile déjà dans le passé ? Pourquoi certaines œuvres nous interpellent-elles au point qu’elles en deviennent des compagnes de toute une vie ?
Je puis bien vous le dire sans égocentrisme ni orgueil et encore moins d’impudeur, la musique de Matt Elliott m’accompagne depuis longtemps. Elle m’est chère comme elle l’est certainement à nombre d’entre nous. Sa musique est une amie, une véritable amie. Cette amie qui est là tout le temps et pas seulement dans les sales moments, dans les heureux, les dramatiques. Ces suites d’instants disparates qui, mis bout à bout, constituent le brouillon chaotique de notre chronologie, cette vie qui échappe entre nos doigts gourds. Cette musique, un peu comme celle de Stars Of The Lid, exprime mieux que moi ce que je suis et ce que je ressens. Il en va sans doute ainsi de ces artistes qui nous accompagnent véritablement, ces béquilles sur lesquelles on s’appuie quand on se sent sur le point de vaciller, ces êtres de notes et de chair comme des soutiens possibles face à cette incompréhension grandissante face à un monde absurde, face à cette torpeur qui ne cesse de se déployer en nous.
L’œuvre d’un tel artiste finit par s’inscrire dans notre chronologie familiale, elle vient marquer les naissances, les deuils et les morts, les joies et les peines, les colères et les espoirs. Matt Elliott nous plonge dans sa tristesse expressive, on reste tout le temps à ses côtés en sachant que sa voix et sa force ne sauraient fléchir. Ce que l’on trouve chez lui, on va aussi le chercher chez Karen et Don Peris, chez The Innocence Mission. Bien sûr, eux l’expriment différemment, sous un autre angle. Mais le résultat est le même, quand on écoute ces disques-là, on se sent plus vivants et peut-être plus humains.
On aurait pu craindre à voir Matt Elliott reprendre intégralement son disque de 2005 dans une formule trio avec la pianiste Barbara Dang et la contrebassiste Anne-Elisabeth De Cologne à l’occasion du vingtième anniversaire de la sortie de Drinking Songs une possible relecture paresseuse de ce premier volet de la trilogie Songs. C’est sans compter sur le génie d’arrangeur qu’est le britannique. Au contraire Matt Elliott revisite totalement ce disque que l’on connaît par coeur tant on l’a écouté, tant on l’a habité. On peut véritablement parler d’une recréation, à comprendre comme une création nouvelle car sans jamais trahir l’esprit et l’essence des chansons originales, le leader de Third Eye Foundation accepte de montrer une facette plus mature, plus (faussement) assagie. C’est un peu la patine du temps qui est à l’oeuvre sur cette réinvention de Drinking Songs. On redécouvre totalement des chansons, on devine des détails que l’on n’avait jamais repérés avant.
Cette formule du trio, décidemment très dans l’air du temps en ce moment, rappelons-nous le récent Quelques Lumières où Dominique A pratiquait le même exercice. Cette formule du trio, donc, convient plus que bien à Matt Elliott qui peut laisser s’exprimer sa capacité à suggérer et à laisser des traces impressionnistes. Réécouter ces chansons dans ces nouveaux habits permet de voir également tout le chemin parcouru de l’anglais. Ce musicien issu de la scène électronique, qui sans doute au début de sa carrière sous son seul nom, ne s’assumait pas pleinement en tant que chanteur. Il faut voir et entendre quel immense interprète Matt Elliott est devenu, combien il habite chacune de ces chansons. Ces dernières années, il n’y a pas un album que je préfère aux autres chez Matt Elliott car je ne parviens pas en extraire l’un d’entre eux d’une lente et intranquille maturation, d’une progression mal assurée, d’un cheminement hasardeux vers la constitution d’une oeuvre immense.
Matt Elliott et sa musique sont des compagnons, ce Drinking Songs également, totalement réimaginé avec la présence du saxophone, cet instrument que l’anglais appréhende depuis peu. Ce que l’artiste parvient à faire, c’est à construire une matière nouvelle à partir d’éléments qui nous sont familiers et essentiels.
Sans jamais rien trahir, ni sa musique ni nous, Matt Elliott nous tend encore une fois les mains.