Le dernier film de Robert Zemeckis, Here, a été littéralement détruit par la critique anglo-saxonne. Du coup, sa distribution française a été sacrifiée… alors que, chez nous, les cinéphiles l’accueillent très positivement. Que faut-il en penser ?
Dans les années 80-90, il semblait que rien ne pouvait mal aller pour Robert Zemeckis, expert des gros succès commerciaux (et critiques, le plus souvent), tout en jouant de manière audacieuse avec les progrès de la technologie, qui l’ont toujours fasciné : si Back To The Future et ses paradoxes temporels ont marqué plusieurs générations, ses expérimentations audacieuses (Roger Rabbit, Death Becomes Her, The Polar Express), même si elles n’ont pas toujours été convaincantes, lui ont valu le respect de nombreux critiques de par le monde. Et puis, peu à peu, les choses se sont gâtées, ses films ont été de plus en plus critiqués, ignorés, jusqu’à ce qu’il signe des choses indignes de lui pour la maison Disney. Here devait marquer son grand retour, avec un plan qui ne pouvait pas échouer : réunir l’équipe de son plus gros succès, Forrest Gump (Tom Hanks, Robin Wright, le scénariste Eric Roth), baser son film sur un concept « temporel » comme Back To The Future, utiliser systématiquement les derniers outils de l’IA pour pratiquer un rajeunissement digital de ses acteurs à chaque plan (la technologie – alors catastrophique – utilisée par Scorsese pour son The Irishman, qui a évolué depuis…)…
Malheureusement, la critique US a descendu le film en flammes, et le public l’a largement boudé, avec des arguments rationnels assez convaincants, que l’on peut facilement résumer : Here est un interminable clip publicitaire pour une assurance-vie, ennuyeux au dernier degré de par son absence totale et de situations intéressantes, et de personnages pour lesquels on ressentirait la moindre empathie. Le tout gâché par la laideur atroce du « de-aging » qui déréalise le jeu des acteurs. Soit des arguments convaincants, et même impossible à récuser, en fait…
…Car Here est sorti dans la foulée chez nous, dans un minimum de salles qui en limiteront la « visibilité », puisque la production n’y croyait plus du tout. La surprise est que, en France (un drôle de pays qui, rappelons-le, a porté aux nues Jerry Lewis, un acteur unanimement méprisé dans son pays…!), les critiques sont bonnes, voire excellentes. Et que les (petites) salles où le film est projeté sont plutôt bien remplies par des spectateurs qui en ressortent ravis et les yeux humides.
Here est une adaptation de Bande Dessinée, et nous montre en un plan « fixe » d’une heure trois quarts le même espace de la Nouvelle Angleterre – un espace vierge d’abord, puis contenu dans une pièce dont nous ne sortirons que dans les dernières minutes du film. Dans cet espace, dans cette pièce, défilent des millénaires, des siècles, des années, depuis l’extinction des dinosaures jusqu’au COVID. Mais Here se concentre surtout sur l’une des familles qui aura vécu dans cette maison, en particulier pendant les années 60 à 90 : Richard (Tom Hanks), sa femme Margaret (Robin Wright) et les parents de Richard, Al (Paul Bettany) et Rose (Kelly Reilly), sont ceux que nous verront le plus durant le film, même si leur histoire, des plus ordinaires, sera mélangée à plusieurs autres, plus ou moins développées (mais, paradoxalement plus intéressantes).
On a donc affaire ici à un « high concept » qui fait plus qu’évoquer l’approche jadis triomphale des Studios Pixar, y compris dans la manière de faire culminer le tout dans un Everest d’émotion au cours des merveilleuses dernières minutes, qui justifieront probablement à elles seules le visionnage du film. Mais, pour peu qu’on adhère à ce concept (disons à l’idée que le temps est une superposition de moments qui ne disparaissent pas, mais sont recouverts par d’autres, une idée brillamment matérialisée par ces rectangles ouvrant des brèches dans l’image pour permettre un retour vers le passé ou un saut dans le futur…), Here est un « objet » (plus qu’un film, presqu’une « installation ») passionnant. Il est l’illustration visuelle – parfois maladroite, en particulier dans son inclusion d’un couple d’indiens dans le passé et d’une famille afro-américaine dans notre présent, sur lesquelles les boomers Roth et Zemeckis n’ont clairement rien à dire de pertinent – d’une sorte de théorie du flux temporel ininterrompu, de la « synchronicité », des échos d’événements semblables qui se répètent dans le Temps. Vu sous cet angle, même si la réussite n’est pas totale, il s’agit d’un film quasiment expérimental, digne de notre admiration.
Entre ces deux points de vue radicalement opposés, celui de la critique froide, rationnelle et objective aux USA, et celui de la théorisation enthousiaste en France, il est possible d’hésiter avant de choisir son camp. Mais que Here puisse susciter ce genre de débat justifie son existence.
Eric Debarnot