Un dernier tome qui referme admirablement cette fresque bouillonnante se déroulant dans une Russie post-soviétique cabossée et en proie aux charognards… Avec Slava, succès critique et public, Gomont entre définitivement dans la cour des grands.
Années 90. Alors que l’URSS vient de s’effondrer, les vautours s’apprêtent à faire bombance sur le cadavre encore chaud de la bête. Dans cette société en décomposition, on assiste à la lutte inégale entre les opportunistes qui veulent faire fortune par le jeu des magouilles financières, et la masse de ceux qui tentent de survivre dans l’illusion d’un monde idéal promis par le communisme des origines. Un enfer pour un autre, c’est le dernier tome de la trilogie Slava, une saga généreuse qui voit évoluer plusieurs destins, pour le meilleur et (souvent) le pire, tout d’abord ceux de Slava, Lavrine, Nina, Volodia et tant d’autres personnages, pas toujours des plus recommandables…
C’est presque avec une pointe de regret, mais désormais totalement conquis, que l’on aborde le dernier volet de cette fabuleuse trilogie. Narrée par le personnage principal, Slava Segalov, jeune artiste reconverti en mécanicien minier par le hasard des événements, cette fresque épique se déroulant dans la Russie postsoviétique ne manquera pas de nous faire vibrer à nouveau durant les cent dernières pages contenues dans ce volume.
Mené sans temps morts, à l’image des deux tomes précédents, Un enfer pour un autre parvient, si cela était possible, à pousser encore d’un cran sa puissance narrative. Alors que l’écroulement de l’ancien monde soviétique n’en finit pas d’entraîner la mort et la désolation, on continue à suivre avec appétit le destin de ces deux hommes, Slava et Lavrine, un destin en forme de montagnes russes, expression facile mais tellement appropriée…Il faut dire que Pierre-Henry Gomont, en plus d’être un dessinateur hors pair, sait concevoir un scénario (très peu d’auteurs ont ce double talent, il faut bien le dire) avec en prime des textes et des dialogues ciselés. La narration possède un souffle indéniable, assorti à une touche de burlesque incarné par le personnage de Volodia, l’attachant géant géniteur de la belle Nina, qui n’hésite pas à disperser façon puzzle (la diplomatie c’est pas son fort), tout particulièrement avec les vautours et les aigrefins, qu’un don particulier lui permet de repérer à dix mille lieues à la ronde.
Tout au long de la série, Slava Segalov et Dimitri Lavrine, qui se sont connus chez les pionniers soviétiques, tentent d’exister au milieu des décombres de l’URSS, en, mode chassé-croisé. Les deux hommes entretiennent des rapports ambigus, chacun d’eux ayant des aspirations pour le moins antagonistes. Slava, c’est l’artiste fauché, beau gosse romantique et candide qui, lassé de tirer le diable par la queue, s’est résigné à s’associer avec Lavrine, un type un peu replet et très roublard, obsédé par l’idée de faire fortune. Leur amitié est-elle sincère ou seulement motivée par leur propre intérêt ? On n’en est pas trop sûr au début de la saga, mais au fil du récit, et en particulier dans ce dernier tome, on réalise que leur attachement mutuel, à force de galères et de déconvenues, est bien plus profond qu’il n’y paraissait, et ce malgré plusieurs périodes de séparation. Comme si l’artiste sensible avait été touché par les fêlures que son compagnon tentait de dissimuler derrière son masque cynique et arriviste. On peut véritablement parler ici de bromance, en parallèle de la romance fougueuse entre Slava et Nina.
Clairement, Un enfer pour un autre constitue l’apogée de Slava. Alors que toute échappatoire à la tragédie annoncée semble de plus en plus compromise, la narration va prendre une coloration de plus en plus sombre, avec pour acmé une déflagration spectaculaire, au propre comme au figuré, qui laissera peu de monde indemne. Mais comme Gomont n’a pas pour seul but de faire pleurer dans les datchas, il va conclure son histoire en nous emmenant vers des terres plus apaisées, plus lumineuses, plus poignantes aussi. Nous laissant dans un silence ému au sortir de cette lecture.
Globalement, la grande originalité de cette fresque est d’avoir pris le contrepied des productions mainstream en situant l’action dans cette Russie postsoviétique au lieu des sempiternelles références étatsuniennes. Un peu à la manière de Serge Lehman, qui « milite » à travers son œuvre pour la réintégration de notre bonne vieille Europe dans la pop-culture.
Ce faisant, Gomont imprime aussi à Slava une portée politique à travers la lutte sociale engagée par ces mineurs qui cherchent à défendre leur gagne-pain et leur dignité face à la prédation mortifère d’un capitalisme triomphant, encore davantage dans ces années 90 où il n’avait pas besoin de s’encombrer de « greenwashing » et autres cache-sexes en matière de développement durable. Car si l’auteur évoque cette période où le régime soviétique n’en finissait pas de s’effondrer, tel un géant aux pieds d’argile, on pourra sans doute trouver quelques points communs avec le capitalisme actuel, pris au piège de ses propres outrances et guetté à son tour par un effondrement imminent, dont on sent déjà largement les effets dans nos vies, que ce soit d’un point de vue social ou environnemental. Bref, revenons à nos moutons…
Alors il y a aussi le dessin, bien sûr… j’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pensais du travail graphique de Pierre-Henry Gomont. Notamment ce sens du détail pertinent pour imprimer une ambiance, allié à un minimalisme astucieux quand il s’agit de souligner les états d’âme des personnages ou un comique de situation, avec toujours ce trait agile et élégant… Indiscutablement, Slava ne saurait être dissocié du dessin. Celui-ci apporte une vibration unique, une énergie totalement en phase avec la narration. Chaque coup de pinceau est une gourmandise oculaire, une sensation que personnellement je n’ai pas eu si souvent l’occasion d’éprouver. A ce titre, Gomont nous livre peut-être une partie de son secret par le biais de Tatiana, personnage secondaire mais ô combien important, conseillère artistique passagère de Slava qui ne fut pas étrangère à son revirement vers l’art. Ce qui laisserait penser que Slava est finalement un peu le double de Pierre-Henry…
C’est peu dire que ce dernier opus conclut en beauté la saga, figurant désormais au panthéon des œuvres majeures du neuvième art. Et si on considère que PHG s’est un peu projeté dans le personnage de Slava Segalov, on ose espérer qu’il conservera comme lui une éthique plus proche des artistes galériens (mais avec le confort pécuniaire) que galeristes (ceux qui ont lu ce tome comprendront), afin qu’il puisse encore nous émouvoir et nous surprendre à l’avenir.
Laurent Proudhon