Il y a quarante ans jour pour jour et peu de temps après leur premier album, les Smiths sortaient Hatful of Hollow, composé majoritairement d’extraits de singles et de sessions radio. Une compilation témoignant du génie du groupe sur format court, en attendant les albums majeurs à venir.
Les Smiths sont probablement le groupe anglais ayant le mieux incarné le single comme un art à part entière (et non un simple moyen de promotion d’album) depuis les Beatles. Pour cette raison, Hatful of Hollow, compilation parue peu de temps après leur premier album, sera examinée en premier lieu par les reprises directes de singles.
Sur Hand in glove, ici présent dans sa version single (pas le remix du premier album donc), on se contentera de mentionner que le morceau ressortira en single en avril 1984 dans une version où Sandie Shaw, héroïne sixties de Morrissey, est accompagnée de Johnny Marr, Andy Rourke et Mike Joyce.
Pour aller tout de suite à Heaven Knows I’m Miserable Now et Girl Afraid. Deux chansons liées pas seulement parce que la seconde est sur la face B de l’édition Maxi 45 Tours du premier. Le 2 janvier 1984, Marr compose en une heure dans sa chambre d’hôtel newyorkaise le premier morceau sur une Gibson ES-355 rouge offerte par Seymour Stein, PDG de Sire, ce jour-là. Le même soir, il compose la musique du second titre.
Marr et Rourke touchent le paradis.
Si un extra-terrestre me demandait la raison du culte vivace autour des Mancuniens, je lui ferais sans doute écouter Heaven Knows I’m Miserable Now en ajoutant ceci : trois mois environ après leur premier album, ils avaient sorti ce morceau, le genre de chanson qui représenterait un Everest insurpassable pour beaucoup d’autres artistes. Les parties de guitare de Marr évoquent bien sûr les Byrds mais certains passages ont quelque chose de funky : Marr avait aussi écouté Nile Rodgers, comme le rappellera plus tard Barbarism begins at home. La dynamique du morceau doit aussi fortement à la trop peu mentionnée ligne de basse d’Andy Rourke.
Le titre fait déjà du morceau une chanson signature du groupe. Parce qu’il détourne celui du single de Sandie Shaw Heaven Knows I’m Missing Him now. Parce qu’il alimentera les caricatures autour du supposé misérabilisme du groupe. Oubliant que le désespoir s’accompagnait toujours d’autodérision dans les meilleurs morceaux smithiens, comme le rappelle le titre de la compilation (un chapeau plein de suffisance). Il est question ici d’un dépressif ne voulant plus passer de temps avec des personnes ne comprenant pas son état émotionnel.
Mais la perspective est élargie par le I was looking for a job and then I found a job / And heaven knows I’m miserable now (Je cherchais un travail, j’en ai trouvé un et Dieu sait que je suis misérable maintenant.). On se retrouve ici dans une chronique des effets de la casse sociale de l’ère Thatcher en forme de version réactualisée des Kinks. L’Etat Providence a été démantelé pour forcer les membres de la working class à accepter des petits boulots, ils les acceptent et ne sont pas plus heureux. Ce à quoi j’ajouterais volontiers : surtout s’ils passent de chômeur à travailleur pauvre.
Sans parler d’un passage où un humour très raydaviesien introduit un possible double sens : What she asked of me at the end of the day / Caligula would have blushed / Oh, you’ve been in the house too long, she said / And I naturally fled (Ce qu’elle m’a demandé à la fin de la journée aurait fait rougir Caligula. Tu es resté chez moi trop longtemps. Et naturellement je suis parti.). La référence à un empereur romain débauché ajoutant au sens premier (Sors de là et trouve-toi un job plutôt que de déprimer.) la possibilité d’une proposition sexuelle/d’un flirt de l’occupante des lieux. A noter que le morceau marque la première participation de Stephen Street à une session d’enregistrement du groupe.
L’ombre du cinéma
Autre bijou musical signé Marr, Girl Afraid porte la marque de la cinéphilie de Morrissey. Dans la romcom hollywoodienne 1940s L’Impossible Amour, Bette Davis interprétait une romancière écrivant un livre portant le titre du morceau. Mais l’inspiration du texte serait plutôt à chercher du côté de l’équivalent britannique de la Nouvelle Vague (le Free Cinema). Le récit d’amour non partagé rappelle en effet fortement Un Amour pas comme les autres de John Schlesinger.
En août 1984 paraît un autre single, reflet de la frénésie créatrice du groupe : William, It Was Really Nothing. Please, Please, Please, Let Me Get What I Want est en face B de la version 45 Tours. How Soon Is Now? se rajoute en Face B de la version Maxi 45 Tours. Trois morceaux composés par Marr en juin 1984 à Earl’s Court sur une période de quatre jours.
Le texte de William, It Was Really Nothing est typique de l’art morrisseyien de l’inversion. Lorsque la musique populaire privilégie sur un sujet le point de vue des femmes et néglige celui des hommes, pourquoi ne pas faire une chanson en réaction ? Aux yeux de Morrissey, les chansons sur le mariage de la musique populaire étaient interprétées par des femmes s’adressant aux auditrices. Il était donc temps (selon le Moz) qu’un homme s’adresse à un autre homme pour lui dire l’inutilité du mariage. C’est encore Schlesinger qui inspire le texte. Sa comédie sixties Billy le Menteur, dont le personnage principal mythomane a une désinvoluture vis-à-vis du mariage proche de celle du narrateur de la chanson.
Morceau au texte caricature des Smiths, Please, Please, Please, Let Me Get What I Want est tiré vers le haut par le génie de la composition de Marr. Une Face B de single fut donc décisive pour donner au groupe une petite place dans la pop culture américaine. Le scénariste/réalisateur John Hughes avait sans doute saisi le connexion possible entre le mal-être des personnages des chansons du groupe et celui d’une fraction d’adolescents américains grandissant durant l’ère Reagan. Et le morceau fut utilisé dans sa version d’origine dans Rose Bonbon et dans sa reprise instrumentale par The Dream Academy pour La Folle journée de Ferris Bueller.
Un seul accord, le bon.
Morceau que Stein considérait comme le Stairway to Heaven des années 1980, How Soon Is Now? se voulait pour Marr un contrepied : faire un morceau sur un seul accord (le F♯) là où ses précédentes compositions étaient basées sur des changements d’accords. Marr et le producteur John Porter retravaillent le riff de base et cherchent à construire une atmosphère marécageuse. Ils ajoutent un effet de trémolo à la guitare inspiré de Bo Diddley. Des parties de silde guitar sont rajoutées pour accroître la tension du morceau. La partie de vibraphone synthétique du morceau du rappeur Lovebug Starski You’ve Gotta Believe est reprise quasi à l’identique. Réponse de Marr aux descriptions critiques réduisant les Smiths à un revival 1960s. Le morceau est peut-être aussi dans son travail sonore ce que Marr a fait de plus proche du psychédélisme.
Si certains critiques britanniques ont vu dans le texte de Morrissey un commentaire sur la club culture gay de son temps, je préfère limiter ce dernier au récit d’un être incapable de surmonter sa timidité pour trouver un/une partenaire. Le I am the son and heir / of nothing in particular (Je suis fils et héritier de rien en particulier.) du texte d’ouverture est lui repris d’un classique littéraire anglais du 19ème siècle : Middlemarch de George Eliot. Une écrivaine qui, telle George Sand, avait pris un nom de lettres masculin.
Pour un roman satirique situé dans une ville provinciale de fiction et centré entre autres sur la place des femmes dans la société et le mariage. Roman comportant donc cette phrase : To be born the son of a Middlemarch manufacturer, and inevitable heir to nothing in particular (Être le fils d’un manufacturier de Middlemarch et l’inévitable héritier de rien en particulier).
Un vidéoclip fut tourné pour promouvoir la sortie américaine du single. En vain. Le morceau eut ceci dit sa revanche posthume au travers de l’utilisation de la reprise de Love split Love dans le teenage movie nineties Dangereuse Alliance et surtout au générique de la série Charmed.
Le reste de la compilation ? Des reprises de sessions radio chez les DJs John Peel et David Jensen. De nouvelles versions de morceaux entendus en single ou sur le premier album et un seul vrai inédit (This Night Has Opened My Eyes). Pour des résultats de qualité variable s’agissant des morceaux déjà publiés.
Kitchen Sink Drama.
Joué chez John Peel en septembre 1983, This Night Has Opened My Eyes fut lui retravaillé lors de sessions de studio avec John Porter en juillet 1984. Rusholme Ruffians et ce morceau étaient alors prévus pour être sur la Face B de Nowhere Fast. Le premier et le troisième finirent dans des version retravaillées sur Meat is murder. La version de This Night Has Opened My Eyes de la compilation restera la seule version officielle publiée. Dans les couplets, la combinaison d’une guitare de Marr pas mise en avant par le mixage et de la ligne de basse de Rourke produit quelque chose d’un peu somnambule donnant au morceau son cachet, son atmosphère.
Le texte est quant à lui une réécriture d’A Taste of Honey, pièce de théâtre à succès de 1958 qui sera (mal) adaptée au cinéma par Tony Richardson. Cette pièce appartient au courant du Kitchen sink realism. Un mouvement théâtral prenant le contrepied de l’évasion du réel du théâtre anglais de son temps pour évoquer, souvent au travers de personnages prolétaires du Nord du Royaume, des sujets de société alors tabous. Comme plus tard les Smiths se construiront contre l’escapism de la pop anglaise de leur temps. Un personnage récurrent des pièces de ce courant sera l’angry young man, équivalent britannique de la rébellion à la James Dean. Et le mouvement influencera le Free Cinema.
Dans la pièce, Jo est une lycèenne que sa mère Helen laisse seule dans son appartement pour aller vivre avec un homme plus jeune. Elle a une liaison avec Jimmy un marin noir auquel elle ment sur son âge, prétendant avoir 18 ans. Jimmy la demande en mariage et reprend la mer. Jo est enceinte de Jimmy. Geoffrey, un ami gay, accepte de la soutenir pendant sa grossesse.
Reprenant un procédé du texte de Suffer Little Children, Morrissey reraconte la pièce (citée ou paraphrasée) en mêlant dans le texte le point de vue de plusieurs de ses personnages. Tel le point de vue désillusionné de Jo sur Jimmy, rêve qui n’était que mirage : A grown man of twenty-five / Oh, he said he’d cure your ills / But he didn’t and he never will. (Un adulte de 25 ans qui disait pouvoir te guérir. Mais il ne le fit pas et ne le fera pas.). The dream has gone / But the baby is real / Oh, you did a good thing (Le rêve a disparu mais le bébé est réel, tu as fait quelque chose de bien.) reprend plus loin le point de vue de Geoffrey.
Sinon, le In a river the color of lead (dans un fleuve la couleur du plomb) méritait d’être emprunté à la pièce tant c’est une entrée en matière saisissante, immergeant immédiatement dans une Angleterre industrielle du Nord. De même que le And I’m not happy and I’m not sad (je ne suis pas heureuse ET je ne suis pas triste) du refrain : les mots d’une autre sonnent ici Morrissey.
Sessions de rattrapage.
Les sessions radio de morceaux existants maintenant… Handsome Devil, Reel Around the Fountain et What Difference Does It Make? sont tirés de la Peel Session enregistrée le 18 mai 1983. La session sortira seule en 1988 en EP avec en plus Miserable Lie, ici écarté. Handsome Devil a perdu les travers de la production de John Porter sur le premier album mais garde heureusement sa rage initiale. La piano et l’orgue de Reel Around the Fountain se font la malle. Le rythme plus raide et la basse mise en avant donnent au morceau un impact absent de la version album. Le son de guitare de What Difference Does It Make? est plus brut que sur album mais on perd le charme dansant du rythme de la version album.
De la session David Jensen enregistrée le 26 juin 1983, Wonderful Woman a été écarté. You’ve Got Everything Now sonne mieux que sur album mais perd en fureur. On peut dire la même chose de These Things Take Time, face B de la version Maxi 45 Tours de What Difference Does It Make ?. Encore une fois une Face B mettant K.O. bien des Faces A d’autres groupes. Qui reprend in extenso à James Dean le I know a place where we can go (Je connais un lieu où on peut aller.) de La Fureur de vivre. Mais reviste aussi le The hills are alive with the sound of music. (Les collines prennent vie au son de la musique.) de la comédie musicale La Mélodie du bonheur. Avec le son de la musique remplacé par les pleurs des célibataires (celibate cries) cherchant désespérement une relation sexuelle.
La chanson décrit une relation entre le narrateur et un homme plus âgé, relation probablement illégale: I know a place where we can go / Where we are not known. (Je connais un endroit où aller où l’on ne nous connaît pas.) Il faut rappeler à ce propos qu’à l’époque l’age of consent pour une relation homosexuelle était de 21 ans selon la loi britannique avant de baisser plus tard (16 ans désormais). Contrairement à des interprétations lues sur la toile, il ne s’agit donc pas forcément d’une liaison qui tomberait toujours sous le coup de la loi britannique. Le narrateur raconte à quel point cette relation le révèle à lui-même: And then you gave me something that I won’t forget too soon. (Et ensuite tu m’as donné quelque chose que je ne suis pas prêt d’oublier.) Mais aussi qu’elle ne se change rien à son faible amour propre, ce qui la condamne à ne pas durer: You’ll leave me behind. (Tu me quitteras.) Exemple de l’art de dépeindre des émotions contradictoires des meilleurs textes des Smiths.
D’une session David Jensen enregistrée le 25 août 1983, la compilation écarte I Don’t Owe You Anything, Pretty Girls Make Graves et Reel Around the Fountain. Ne gardant qu’Accept Yourself, face B d’une édition Maxi 45 Tours de This Charming Man. Une nouvelle version gardant l’impact de la version originale tout en ne noyant pas la voix de Morrissey au milieu des parties instrumentales.
Seule session reprise intégralement, la Peel Session enregistrée le 14 septembre 1983 est, hors le superbe This Night Has Opened My Eyes, la plus décevante du lot. La version ralentie de This Charming Man est mollassonne. Face B d’une version Maxi 45 Tours de What Difference Does It Make ?, Back to the Old House est émouvante de dépouillement accoustique mais on peut préférer ses arpèges électriques d’origine. Still Ill se voit lui rajouter une plaisante intro à l’harmonica mais manque d’énergie. L’album ne sortira pas aux States du vivant du groupe. Il atteindra la 7ème place des charts britanniques.
A noter que la pochette est reprise d’une photographie publiée dans Libération en juillet 1983. Une photo de Fabrice Colette, admirateur de Cocteau qui s’était fait tatouer un de ses dessins, prise par Gilles Decroix. On est donc en plein sur le terrain des idoles françaises de Morrissey. La partie cire morte de la Face A du vinyl comporte la mention THE IMPOTENCE OF ERNEST (l’impuissance d’Ernest). Allusion à l’impuissance d’Hemingway dans les dernières années de sa vie ainsi qu’à Oscar Wilde (la pièce de théâtre The Importance of Being Earnest, en français L’Importance d’être Constant). Et celle de la Face B un Ian (EIRE) renvoyant au frère cadet de Marr.
En tant que session de rattrapage d’un premier album à la production décriée, Hatful of hollow ne convainc pas totalement. Mais il contient du très grand du côté de l’inédit/sorti seulement en single. En son temps, l’album était probablement un électrochoc pour ceux et celles qui le découvraient : il était la première preuve tangible de la créativité du groupe sur format court. Me concernant, l’impact fut moindre car je l’ai découvert après l’album qui scella mon pacte avec le groupe -et avec le Rock- : Louder than bombs. Une compilation fleuve… qui reprenait quelques-uns des meilleurs titres du disque ici chroniqué.
Ordell Robbie