Carve The Runes Then Be Content With Silence, le nouvel album de l’écossais Erland Cooper est sorti au début de l’automne et depuis sa sortie, cette réflexion profonde sur le temps qui passe, sur notre rapport à notre environnement n’en finit pas de nous interroger. Il fallait bien cet échange avec le taiseux Erland Cooper pour éclairer encore cette œuvre magnifique.
Benzine Magazine : Erland Cooper, après votre trilogie consacrée aux Orcades avec Solan Goose (2018), Sule Skerry (2019) et Hether Blether (2020), vous avez prolongé votre raisonnement musical avec Music For Growing Flowers (2022) et Folded Landscapes (2023). Quelles étaient vos intentions avec Carve The Runes Then Be Content With Silence ?
Erland Cooper : Je voulais écrire un concerto pour violon pour et inspiré par Daniel Pioro, pour célébrer le centenaire du poète orcadien George Mackay Brown et essayer de trouver un moyen de collaborer avec le monde naturel, tout en réfléchissant aux thèmes de la valeur, de la patience et du temps. Plutôt que d’écrire sur le paysage, je voulais écrire avec le sol lui- même. J’ai donc planté le seul enregistrement de l’œuvre dans la terre.
Benzine Magazine : Pour ce disque, vous avez entamé une nouvelle collaboration, cette fois-ci avec la nature en plantant littéralement votre musique dans le sol de votre terre natale. Vous utilisez cette formule pour clarifier votre recherche. Composer, décomposer et recomposer , planter la musique. Au-delà du symbole, comment expliquez-vous cette démarche ?
Erland Cooper : Ce fut l’occasion de réfléchir aux thèmes de la valeur, de la patience et du temps. D’explorer et de découvrir quelle partie d’un processus créatif me plaisait le plus.
Benzine Magazine : Au-delà du seul rapport à la nature, il y a un rapport évident au paysage dans votre musique.C’est quoi un paysage pour vous, Erland ? Un refuge, un lieu empli de souvenirs ?
Erland Cooper : Je pense que le paysage peut contenir des souvenirs, oui, et que la musique peut aider à créer une sorte de paysage intérieur. Tous ces endroits méritent d’être explorés.
Benzine Magazine : Pour préparer cet échange, j’ai lu ici et là que vous vous intéressiez à la Psychogéographie. Il y a chez vous presqu’une démarche d’étude ethnologique en allant faire des recherches sur les lieux que vous évoquez, en collaborant avec sa communauté. Que ce soient avec les deux disques de The Magnetic North ou avec vos propres travaux en solo, vous donnez vie à un paysage en vous installant dans une géographie humaine, en mettant au centre la communauté. Vous reconnaissez-vous dans cette description et pourquoi ?
Erland Cooper : Il est sans doute important de faire des recherches sur les lieux et les espaces que l’on fréquente, que ce soit pour le travail ou pour le plaisir. Cela peut apporter beaucoup de joie.
Erland Cooper – Carve the Runes Then Be Content With Silence : notre lien au temps…
Benzine Magazine : Le premier disque de The Magnetic North évoquait les Orcades, le second, Skelmersdale. Chacun d’entre eux s’appuyait sur les souvenirs d’enfance d’un des membres du groupe, Orkney: Symphony of the Magnetic North (2012), les votres Erland, Prospect of Skelmersdale (2016), ceux de Simon Tong. Travaillez-vous avec Hannah Peel sur une suite à ce projet avec ses souvenirs d’Irlande ?
Erland Cooper : Non, nous avons écrit le troisième disque il y a dix ans. Je me souviens l’avoir apprécié à l’époque, mais il a été mis sur une étagère pour prendre la poussière numérique. Il s’agissait de cet endroit, oui.
Benzine Magazine : Ce qui revient souvent dans votre travail, c’est ce rapport au poète écossais et orcadien George Mackay Brown. En quoi ses travaux influent-ils votre musique ?
Erland Cooper : Il a écrit sur la magie du quotidien. Pour les îles, il a chanté et ses mots chantent encore.
Benzine Magazine : Puisque nous parlons de George Mackay Brown, voilà comment le poète décrivait les Orcades : « L’essence de la magie des Orcades est le silence, la solitude et les rythmes profonds et merveilleux de la mer et de la terre, de l’obscurité et de la lumière. « Si je vous dis qu’il y a une musicalité naturelle dans ces paysages avec ce vent, le rythme métronomique des vagues, le chant des oiseaux, qu’en pensez-vous ?
Erland Cooper : Je suis d’accord.
Benzine Magazine : Vous avez, vous-même, grandi à Stromness dans les Orcades au sein d’une famille nombreuse. A quoi a ressemblé votre enfance ?
Erland Cooper : Mes parents ont une formation scientifique. Ils nous encourageaient à explorer, à être curieux, à poser des questions et à créer. Nous étions également très compétitifs les uns envers les autres. Je suis reconnaissant d’avoir reçu une éducation aux sciences et au monde naturel.
Benzine Magazine : Quel serait le son qui vous ramène immédiatement vers ces îles ?
Erland Cooper : Mon chanteur préféré, l’appel d’un courlis cendré.
Benzine Magazine : Les oiseaux sont omniprésents dans vos disques. Que disent-ils de vous ?
Erland Cooper : Endormi sur l’aile, je m’envole et réfléchis à cette question avant de migrer pour revenir avec une réponse peut-être un jour.
Benzine Magazine : Chaque île a, quelque part, son identité propre mais on retrouve des choses communes à la vie et au caractère de tout insulaire. Cet isolement et ce rapport à la nature. Quelle est la singularité selon vous du caractère Orcadien ?
Erland Cooper : Les Orcadiens ont un caractère fort, résilient et adaptatif, façonné, je pense, par les conditions météorologiques extrêmes et changeantes qui règnent au bout du monde.
Benzine Magazine : Le musicien français Yann Tiersen vit depuis quelques années à Ouessant, cette île au large du Finistère. Voici ce qu’il dit de son rapport à la vie sur une île : « Vivre sur une île, de fait, la communauté est hyper importante. Tout est concret. Ce n’est pas une fuite, ce n’est pas être loin des hommes, au contraire. C’est plutôt être les pieds sur terre, connectés à l’endroit où l’on vit et connectés les uns avec les autres. Où rien n’est abstrait » (…) « Tout est connecté et l’eau par elle-même. Je l’ai senti vachement. Pas l’île comme un enfermement, mais, au contraire, la mer, c’est le voyage. Et donc être sur une île, c’est au contraire être prêt à partir, le monde est accessible, il n’y a pas de frontières dans la mer. La mer, c’est un lien de toute façon, avec les tempêtes qui nous arrivent… On peut voyager à Ouessant, et puis l’infiniment grand, c’est aussi l’infiniment petit. J’aime bien cette notion de voyage sur l’île. »
Evoquer l’insularité comme vous le faîtes c’est aussi redonner toute son importance à la notion de communauté humaine, c’est entrer en rapport avec la nature dans ce qu’elle a de plus sauvage. Comment parvenir à exprimer tout cela à travers des notes de musique ?
Erland Cooper : J’essaie toujours de trouver un moyen de le faire, mais la collaboration avec des musiciens est au cœur de cette expression. Je vais continuer à labourer ce terrain.
Benzine Magazine : On a des images toutes faîtes de la vie sur une île qui ressemblent un peu à des clichés. Votre vision de la nature dans vos disques refuse de se limiter à quelque chose d’idyllique. Vivre sur une île c’est aussi assumer le poids de la nature et des saisons non ?
Erland Cooper : La nature ne se préoccupe pas de sens. Elle est, tout simplement. Je suis reconnaissant de pouvoir puiser dans cette énergie en constante évolution.
Benzine Magazine : Ce qui est remarquable à l’écoute de vos disques, c’est que vous ne cherchez jamais à donner à votre musique des accents folkloriques. Je vois votre musique plus comme un prolongement d’un héritage de ces auteurs comme Edvard Grieg ou Ralph Vaughan Williams qui collectaient des pièces folkloriques pour constituer des pièces musicales nouvelles. Composer sur des lieux ce serait plus s’inspirer de l’humeur de ces endroits, en reconstituer l’ambiance finalement non ?
Erland Cooper : J’aime le poème sonore et j’ai toujours apprécié la musique folklorique traditionnelle qui a toujours une origine. Je suis sûr que ces influences apparaissent et disparaissent dans le paysage musical de ce que je fais.
Benzine Magazine : Votre manière d’intégrer un peu de ce folklore dans votre musique c’est en laissant la parole aux habitants des lieux comme dans Creels sur Sule Skerry et son évocation d’un selkie. Reconstituer un lieu ce serait pour vous de passer par l’humain et la communauté pour tendre vers ce caractère à la fois singulier et en même temps universel ?
Erland Cooper : Le folklore, les mythes et la mythologie constituent une part importante de la communauté d’un lieu et cet élément humain aide à explorer l’écologie profonde de tout cela, je pense.
Benzine Magazine : Le peintre Norman Ackroyd qui vient de disparaître et qui a inspiré votre travail disait : « Comme pour mes aquarelles et mes gravures, il n’y a pas de plan défini. Il peut s’agir d’une recherche instinctive de clarté et d’image – quelque chose de profondément simple, produit, espérons-le, avec précision. » Pensez-vous que l’acte de création se situe quelque part entre l’acceptation du lâcher prise et de l’accident mais aussi d’une volonté d’aller vers l’épure ?
Erland Cooper : Ayant eu la chance de discuter directement avec Norman, je pense que la chose la plus importante est de rechercher un sentiment. Ce sentiment est unique et oui, créer quelque chose de profondément simple peut nécessiter d’être produit avec une précision totale. Cela me semble tout à fait juste. Une planification lente, une exécution rapide.
Benzine Magazine : Ce que l’on entend aussi dans votre musique, c’est ce rapport au temps. C’est quoi le temps pour vous Erland Cooper ?
Erland Cooper : J’explore des façons de collaborer à travers une ligne de temps, où la patience est mise à l’épreuve et où des éléments performatifs de durée sont également en jeu.
Benzine Magazine : Votre carrière solo et plus particulièrement votre travail sur la trilogie a commencé presque par hasard. Pouvez-vous revenir sur la genèse du projet ?
Erland Cooper : J’ai simplement écrit Solan Goose comme un outil pour soulager un esprit occupé. Les titres ont été créés pour me distraire pendant cette période et me ramener aux Orcades par une secousse due au chant des oiseaux. La trilogie m’a permis d’explorer l’élémentaire – l’air, la mer et la terre des îles Orcades, comme me l’a fait comprendre la carte nautique des mots de George Mackay Brown.
Benzine Magazine : Comment expliquez-vous cette progression de vos premiers disques avec Erland And The Carnival où vous travailliez plus des structures relevant du Rock indie vers ces pièces musicales que l’on peut apparenter à la musique classique ?
Erland Cooper : J’ai un parcours musical très varié, mais chacun de ces projets était centré sur le folk, le mythe et la mythologie, et constituait une exploration des univers sonores et une collaboration avec d’autres personnes. Comme beaucoup, je suis autodidacte, mais mon éducation musicale m’a été donnée par les îles, plutôt que par une institution. J’étudie toujours et je continuerai à le faire.
Benzine Magazine : Il y a dans votre musique une volonté de ne pas choisir et de ne pas cloisonner les genres. Chacun de vos disques s’appuie aussi bien sur vos fields recordings que sur des éléments Ambient et le néoclassique. Une musique qui s’effaçerait pour laisser sa place au paysage qu’elle reproduit. Comment expliquez-vous l’émergence de ce courant musical qui court depuis le Ralph Vaughan Williams du Lark Ascending en passant par le Satie des Musiques d’Ameublement en passant par Eno et l’Ambient ou encore le courant japonais du Kankyo Ongaku qui pourrait être traduit par musique environnementale ?
Erland Cooper : J’aime beaucoup l’approche et le terme japonais pour la musique environnementale. Peut-être la réponse est-elle plus facile à trouver en regardant attentivement n’importe quelle gravure de Norman Ackroyd ou un tableau de Rothko ou de Lee Krasner ?
Benzine Magazine : Chacun des disques de la trilogie sont sortis au Printemps et à l’automne. Pourquoi ?
Erland Cooper : Chaque printemps et chaque automne, j’ai sorti un disque pendant 3 à 4 ans. Il s’agissait d’un cycle de saisons créatives, ce qui n’est pas rare. J’aime ces moments de l’année. La mort de l’hiver et la naissance de l’été.
Benzine Magazine : Votre musique est toujours entre la mélancolie et la joie dans un no man’s land un peu incertain. Vous reconnaissez-vous dans cette impression ?
Erland Cooper : L’espoir est toujours présent sous différentes formes et si l’équilibre peut varier d’une musique à l’autre, il demeure toujours en tant qu’arc narratif.
Benzine Magazine : Quel sens donnez-vous à chacun de ces disques compagnons qui accompagnaient les disques de la trilogie ?
Erland Cooper : Ce sont des frères et sœurs ambiants qui devraient évoquer un sentiment similaire de lieu, mais qui sont encore plus dépouillés par le changement de temps.
Benzine Magazine : Votre musique hésite entre l’Ambient et la musique classique. Avec la crise sanitaire liée au COVID 19, pensez-vous que notre rapport à la contemplation a évolué ?
Erland Cooper : Je suis sûr que pour certains oui et pour d’autres non. Peut-être que les luttes peuvent amener beaucoup de gens à apprécier et à trouver de la valeur dans la magie du quotidien.
Benzine Magazine : On aurait envie de considérer votre musique comme un espace de méditation mais je crois qu’il y a chez vous de par par exemple les installations auxquelles vous participez une volonté à interagir avec la société contemporaine, à provoquer une réflexion que l’on peut qualifier de politique. Qu’en pensez-vous ?
Erland Cooper : La musique et l’art peuvent créer un espace pour que des conversations aient lieu, mais ils peuvent aussi simplement créer un espace pour ressentir quelque chose d’autre pendant un moment. Aussi cérébrales que puissent être les narrations, les collaborations et le travail, l’essence de la pensée et de la réflexion est entièrement personnelle et subjective. Je trouve qu’il est préférable de ne pas trop réfléchir ou de ne pas trop contrôler ces choses, mais plutôt de se mettre à l’œuvre et de faire.