Le 01 novembre dernier, à côté d’un disque attendu depuis 16 ans, sortait de manière bien plus discrète Sketches of My Nightmares and Dreams Occurring, cette suite étrange d’hallucinations déroutantes de David Tibet annonciatrice d’un véritable album pour Current 93 en 2025.
L’heure est à la tiédeur, à la frilosité, à l’absence de prise de risque ou alors ce risque se retrouve dans les marges de l’avant-garde, toujours dans l’avant-garde avec ce regard du trop prudent, ce jugement à l’emporte-pièce face à ce que l’on comprend comme un geste intellectualiste un peu vain, un peu factice. Ce que l’on comprend avant tout comme une posture plus que comme une véritable réflexion ou parfois une véritable urgence à extraire les choses de soi. Ces artistes qui se mettent en danger en permanence nous font peur car ils ne sont pas nous, ils sont nous en mieux et parfois en pire. La véritable monstruosité n’a pas besoin de décor ou d’iconographie, de présence ou de démonstration. On renverra par exemple Brian Warner à ses plaisantes névroses mercantiles. Le vrai malaise, celui qui vous bouffe de l’intérieur, ne peut jamais être manipulé ou abusé. Le mal-être d’un Rozz Williams peut rendre éprouvant l’écoute d’un disque de Christian Death mais même si ces musiques ne sont pas faites pour tout le monde, elles ne peuvent laisser indifférents.
A la différence d’un Ian Curtis qui piochait dans sa neurasthénie avec une forme de distance qui a fini par l’éloigner définitivement de la vie, les disques de Death In June, ceux de Current 93 nous font entrer de l’intérieur dans un profond mal-être disgracieux, nuisible et dissonant. Ce n’est pas cette suite de drones incohérents et hantés de David Tibet sur Sketches of My Nightmares and Dreams Occurring qui réconcilieront les réfractaires à l’oeuvre dense et épaisse de Current 93. Escroquerie ou génie ? Voila ce que l’on voudrait se poser comme question à la suite de ce disque sans point d’amarrage, capricieux dans ses climats et ses approches, déroutant et dérouté. Et si la réponse était dans un point d’achoppement entre les deux propositions ? Et si c’était une escroquerie géniale ? Et si David Tibet cherchait à cacher son génie perturbé derrière l’image d’un escroc ? Dans Sketches of My Nightmares and Dreams Occurring, David Tibet construit des éléments industriels, noise avec sa voix déclamatrice et rocailleuse.
David Tibet ne cesse de s’autoparodier avec cruauté tout au long de ces neuf pièces parfois agressives, parfois atones, parfois chargées, parfois saisies par une accalmie. Il ne cherche jamais à mettre de l’ordre dans ces partitions qui renvoyent ou un acte capricieux d’un enfant perturbé ou à un acte créatif qui relèverait de l’Art Brut. David Tibet ne simule jamais rien, cette folie qui transpire comme une sueur poisseuse et collante de ce disque, elle est là et bien là, sinueuse et infiltrante. Les sentiments, ici, sont à la fois paroxystiques et éteints. Le sourire de Tibet ressemble bien plus à une cicatrice qui déchire le visage qu’à l’expression d’une émotion, les émotions sont grimaçantes et simiesque.
Ce qui est certain c’est que Sketches of My Nightmares and Dreams Occurring n’offrira pas la meilleure voie d’entrée vers la musique monde de Current 93 montrant ici la dimension la plus dérangeante du groupe anglais. Mais ce que permet cette sortie qui annonce aussi un album pour 2025, c’est de rappeler l’importance de l’influence de Current 93 sur nombre de musiciens. On pourrait citer parmi les plus connus Antony Hegarty qui collabora d’ailleurs avec Michael Cashmore (membre de Current 93) et David Tibet sur (pour ne rappeler que lui) le sublime et méconnu The Snow Abides (2007). On pourrait également citer le controversé Richard Moult auteur d’une discographie par ailleurs passionnante ou encore les obscurs et méconnus Revolutionary Army Of The Infant Jesus. Drinkings Songs, le second disque de Matt Elliott en 2005 et qui voit arriver une réédition anniversaire augmentée chez Ici D’Ailleurs aurait-il pu exister sans l’influence de David Tibet, Current 93 mais aussi Coil ?
Mais ce disque insinue un malaise certain car Sketches of My Nightmares and Dreams Occurring est un album non pas bipolaire mais aux troubles de l’humeur, comme si le créateur de ce chaos était habité par une multitude de personnalités en conflit les unes avec les autres. Faut-il entendre des traits d’humour grimaçants dans ces samples de vieux airs de cabaret au milieu de ces drones malfaisants ? Et puis, il y a peut-être aussi dans cette démarche une volonté hantologique, quelque chose que l’on entend dans les disques d’Akira Rabelais, ceux de Leyland Kirby ou The Caretaker sauf que Kirby ou Vincent Akira Rabelais Carté cherchent à ranimer un monde disparu, David Tibet vit, lui, dans ce monde perdu, dans ces vestiges. Il ne chasse pas les fantômes, il vit avec eux, des fantômes à l’image des soubresauts de sa psychose.
Sa musique n’est ni décharnée ni incarnée, elle est à la fois distanciée et hantée, morcelée et cohérente, sombre et… sombre comme un puits sans fond, comme un puits dans lequel on tombe encore et encore avec pour seul compagnon ce vertige à se voir tomber.
