Rétrospective des années 60 vues par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire nos goûts personnels plutôt que les impositions de « l’Histoire ». Aujourd’hui, King Crimson dans la cour des (très) grands !
Il y a les albums de la semaine, du mois, de l’année, etc. Et puis il y a ceux qui sont là pour toujours. Pas « meilleurs » (inutile d’introduire une comparaison). Des monuments. De ces disques qu’on doit emporter sur une île déserte, qu’on mettait de côté pour après la fin du monde, pour se rappeler que l’humanité pouvait être grande et belle, qu’elle pouvait enthousiasmer, émouvoir (aux larmes), rivaliser avec la nature et les puissances occultes en matière de création… In the Court of the Crimson King fait partie de ces albums-là.
C’est un album unique que King Crimson enregistrent à l’été 1969. Et ce n’est pas facile, ils doivent s’y reprendre à plusieurs fois avant que les choses se mettent en place. Coïncidence, signe du destin, c’est le jour où Neil Armstrong marche sur la lune qu’ils rentrent en studio pour de bon… Alors que les Beatles enregistrent Abbey Road, marquant de toute évidence la fin d’une époque, King Crimson créent un album qui marque le début de quelque chose… In the Court of the Crimson King est d’ailleurs bien plus qu’un disque, c’est une fusion, un mélange de musique classique, de rock, de jazz rock, avec des accents gothiques et médiévaux, dans lesquels les musiques utilisent des instruments pas si habituels dans le rock : le hautbois, le vibraphone, le mellotron en particulier… Et cela pour jouer des longs morceaux (de 7 à 13 minutes), bien plus longs que le format habituel.
Difficile de choisir le titre qui serait le plus marquant dans cet album marquant. Le seul morceau vraiment calme de bout en bout est I Talk to the Wind : une ballade paisible, délicate comme une tasse de porcelaine. Il avait été composé pour la précédente formation de Robert Fripp : Giles, Giles and Fripp… La voix de Greg Lake (qui deviendra le leader d’Emerson, Lake and Palmer) est merveilleuse de délicatesse, la flûte de Ian McDonald, subtile, et la batterie de Michael Giles présente juste ce qu’il faut pour marquer légèrement le rythme. C’est le morceau le plus court de l’album. King Crimson s’offrent et nous offrent un (relativement) bref moment de tranquillité, entre des morceaux bien plus intenses, bien plus denses.
Précédant I Talk to The Wind, il y a 21st Century Schizoid Man. Et le suivant, Epitath. Deux morceaux énormes, tant par l’émotion qu’ils suscitent que par leur puissance et leur noirceur. Deux morceaux qui parlent d’angoisse et de solitude, avec des paroles fortes. 21st Century Schizoid Man est un titre explosif et chaotique, qui lorgne sans vergogne vers le jazz-rock, et où tout est totalement déjanté : la voix distordue, les riffs de guitare de Robert Fripp, les changements de rythme frénétiques, et le saxophone enragé forment une entrée en matière éblouissante. On est sonné ! Et puis, en troisième position, il y a Epitath, son atmosphère noire et dramatique (le mellotron donne une couleur fantastique à la chanson), et, encore une fois, sa mélodie impeccable, Greg Lake ne rigole pas (« Confusion will be my epitath »). Comment ne pas avoir la gorge serrée en écoutant cette épitaphe ?
Moonchild poursuit la réflexion introspective entamée avec Epitaph. Ça commence comme une ballade, dans les pas de I Talk to the Wind. Un début délicat et léger, la musique évoquant un moment parfaitement idyllique, un rêve en effet (« Lonely moonchild dreaming in the shadow of a willow« )… Cela dure 2 minutes, sur les 12, avant que ne commence une longue section instrumentale pendant laquelle les musiciens improvisent. Ce côté expérimental, qui illustre les influences jazz du groupe, peut surprendre (…et a surpris !). Cela fait évidemment partie intégrante de la volonté du groupe de faire « quelque chose d’autre »… Et on revient à quelque chose de moins expérimental avec le morceau-titre The Court of the Crimson King. Une chanson d’une ampleur incroyable, avec ses envolées symphoniques régulières ; une chanson qui suscite aussi des images d’un paysage fantastique, peuplé de fées et de mages… On retrouve ce mellotron si caractéristique ; on retrouve les rythmes de batterie complexes et si sophistiqués. La conclusion est à la hauteur de l’album, elle laisse abasourdi.
On ne peut pas parler de cet album sans évoquer sa pochette. Elle est due à Barry Godber, un ami de Peter Sinfield (le poète et parolier du groupe), et ce sera la seule et unique pochette qu’il réalisera : il meurt peu de temps après la sortie de l’album, à 25 ans à peine. Cette pochette capture parfaitement l’angoisse (avec ce regard, avec cette bouche qui hurle) de King Crimson. Elle est vide de nom de groupe et de titre d’album, soit quelque chose d’assez rare pour l’époque.
En résumé : l’un des plus grands albums du XXème siècle, un moment unique de la Musique. Une fusion d’une richesse incroyable. Un son qui n’a pas pris une ride. Des paroles superbes. Des orchestrations délirantes. Bienvenue, oui, bienvenue dans la cour du Roi Cramoisi !
Alain Marciano
Cet album m’a toujours fait peur (à écouter), à cause de la longueur des chansons et du tout petit nombre de chansons (les deux sont liés).
On avait le vinyle à la maison.
Et cette pochette qui me fascinait. Je me demandais pourquoi ce personnage, avec cette grosse tête, souffrait tant. Qu’il fallait faire quelque chose.
À part Epitaph, que j’écoutais et que je chantais (très mal) sur mon piano au sous-sol. J’aimais bien la suite d’accords et la progression vocale.
Là, du coup, j’écoute l’album, grâce à vous.
Frissons de re-ecouter cet album de mes jeunes années….