Après l’aventure I Am Kloot, soit 17 ans de sa vie, le bassiste britannique Peter Alexander Jobson ose enfin révéler les chansons qu’il avait dans la tête depuis une vingtaine d’années. Burn The Ration Books Of Love est un disque brillant signé d’un singulier songwriter.
C’est quand les groupes jettent l’éponge que l’on se retourne sur leur discographie. A cause du trop grand nombre de sorties, on n’écoute pas toujours tel ou tel musicien car le temps d’un disque, d’une étape dans sa carrière, il a pu nous décevoir, nous laisser circonspects. Ces musiciens dont on connaît tous le nom ou au moins le nom du groupe mais que l’on n’a pas su défendre du temps de leur activité. Des musiciens qui ont connu une gloire éphémère et sont retombés dans l’ombre alors que les disques qui suivaient ne déméritaient pas face à leurs aînés. Il en est ainsi d’Ed Harcourt qui continue pourtant une brillante carrière, El Magnifico, son dernier album en date est une merveille injustement passée un peu inaperçue. Il en a été de même pour le trio I Am Kloot articulé autour de John Bramwell à la guitare et chant, Andy Hargreaves à la batterie et donc Peter Alexander Jobson à la basse qui après sept albums décidèrent de se séparer.
Le problème avec I Am Kloot, parce qu’il y a bel et bien un problème, c’est qu’ils sont toujours à la frontière d’un chef d’œuvre sans jamais pleinement l’atteindre. La réunion de ces trois-là faisaient des étincelles sans lancer un feu. John Bramwell a été le premier à tenter l’expérience solo avec le plutôt réussi Leave Alone The Empty Spaces qui reprenait à peu de choses près les enjeux en place avec le groupe. Un folk dans lequel on a toujours voulu voir I Am Kloot et une esthétique dans laquelle les 3 ne se reconnaissaient pas. Burn the Ration Books of Love est tout sauf Folk, il est surtout extrêmement versatile, incarné par cette voix grave dans un registre la plupart du temps en Spoken Word. Ces onze chansons fuient les classifications, divaguant d’un genre à l’autre, sans volonté franche de cohérence, jouant avec les narrations et les registres, modifiant les réalités pour en faire des espaces étranges entre magie et quotidien, mystère et blague.
Passionnant dans ses arrangements, Burn the Ration Books of Love peut s’avérer parfois un peu linéaire dans son appréhension de la voix mais n’y voyez pas pour autant un défaut. La voix chaude de Peter Alexander Jobson par sa monotonie et son atonalité cherche surtout à nous mettre dans un état second de conscience, cet instant précis juste avant l’endormissement, où l’on est encore aux prises du journalier. Les mélodies explosent souvent dans des mouvements oniriques bercés par le chant de Jobson. Prenez cette merveille qu’est The Night Of The Fire où l’anglais revient sur un souvenir de son adolescence, l’incendie provoqué par lui et avorté de son village.
Ce disque fantasque dans sa playlist convie dans un même effort les esprits de Mickey Newbury, la science de l’ironie d’un Harry Nilsson, le sens mélancolique d’un Randy Newman. Plus près de nous, il évoque le Nev Cottee de Broken Flowers. Comme lui, il ballade sa voix traînante dans un murmure à la sensualité au goût de désespoir. Comme l’irlandais Adrian Crowley, il aime à assécher ses chansons, il aime à jouer avec les formats, à prendre le temps de longues narrations pour mieux rendre justice à ses personnages. Même si l’un et l’autre artistes officient dans des domaines totalement différents, Kesta, cette description minutieuse d’un ami perdu de vue, véritable sommet et étrangeté de ce disque dans sa dilatation de la durée et dans sa force rythmique (le passé de bassiste de Peter Alexander Jobson se rappelle à nous ici), n’est pas loin des envies de récits de Crowley comme sur le sublime The Wild Boar.
Ce qui est évident à l’écoute de Burn the Ration Books of Love c’est que Peter Alexander Jobson est ce que l’on appelle un véritable songwriter, peut-être plus un storyteller d’ailleurs. Ce qui prime dans sa musique, c’est le climat, le climat au service du texte et de la parole. Pour autant, l’anglais n’en oublie pas une certaine efficacité sauf qu’elle se teinte toujours d’un je ne sais quoi de tristesse, les chansons que vous entendrez ici à l’oeuvre sont de véritables arrache-coeur. Taxi Supplies, Please Please Please ou Just ‘Cause I’m Dead sont de purs instants de grâce où le magnétisme de Jobson se révèle totalement.
La tristesse chez Peter Alexander Jobson ne ressemble jamais à de la résignation, on ne se complait pas dans la douleur, il faudra bien redresser la tête et regarder vers l’avant. C’est un peu comme si le Tin Pan Alley rencontrait le plat pays de Jacques Brel, comme si Jobson se plaisait à travailler le désuet pour mieux en extraire l’inédit. On jurerait entendre le spectre du Lee Hazlewood de Cowboy In Sweden (1970). Peter Alexander Jobson ne cherche pas à révolutionner les genres mais il n’est pas pour autant académique. Fort de sa culture musicale, il joue avec les acquis et écrit des chansons conventionnelles parfois sans qu’elles ne soient jamais prévisibles. Son envie ce n’est pas la surprise mais l’émerveillement, l’émotion. Elle passe par des codes que nous connaissons déjà mais elle en sort sublimée, baignée d’un réalisme magique.
Ce sont 11 chansons toutes simples et vêtues de leur seule modestie, 11 chansons, rien de plus. 11 chansons qui imposent une signature singulière, celle de Peter Alexander Jobson.