Hier soir, pour le dernier concert de sa tournée Wild God, Nick Cave a offert à « F***ing Paris » une soirée littéralement divine, inoubliable, et a prouvé contre toute attente que son intensité et son humanité n’étaient pas solubles dans l’anonymat des grandes salles…
Ces dernières années, en dépit de la noirceur terminale de ses albums, la popularité de Nick Cave a crû de manière irrésistible en France : alors que nous faisons la queue dans le froid de novembre pour rentrer à l’Accor Arena, comment ne pas regretter la période de Push the Sky Away qui l’avait vu passer au Zénith (dix ans déjà !), comment ne pas se dire que l’expérience scénique ne pourra plus être ce qu’elle était jadis, dans des salles à taille plus humaine… Mais nous ne saurions nous plaindre que l’un des artistes les plus impressionnants de notre époque remplisse désormais de très grandes salles…
19h30 : Alors que la fosse de l’Arena s’est très vite remplie d’un public visiblement extrêmement excité et anxieux (« au sens positif du terme » comme disaient nos voisins à la barrière) – même si, comme toujours, les gradins ne sont pas encore pleins -, ce sont les Londoniens de Black Country, New Road que nous sommes ravis d’accueillir pour une première partie d’échauffement. Cela fait un petit moment que nous n’avons pas eu de nouvelles discographiques de ce groupe inhabituel qui, après avoir perdu leur génial leader, sont passé du post-punk festif avant-gardiste à une sorte de folk progressif à plusieurs voix dont nous ne savons pas forcément quoi penser. Un groupe qui va montrer une fois de plus son audace ce soir puisqu’ils vont nous interpréter un set de 40 minutes constitué – sauf erreur de notre part – uniquement de nouveaux morceaux pas encore sortis sur disque, qui plus est, pour la plupart d’entre eux, calmes, paisibles, et délicats. Bref, hormis quelques Anglais enthousiastes pas très loin de nous, le public a écouté dans un silence respectueux – mais sans doute avec une pointe d’ennui – cette démonstration de talent musical qui sonnait un peu déplacée en ces lieux : au Café de la Danse, ça aurait pu être un grand set, avec les voix des trois chanteuses frôlant les sommets, et la complexité impressionnante de chansons qui refusent toute facilité (pas de structure couplets / refrains par exemple). Au milieu du set, l’apparition d’une guitare électrique et une chanson au rythme plus soutenu laisse penser que la musique va décoller, mais ce n’est qu’une fausse piste. Bref, c’était très beau, mais à réécouter dans de meilleures circonstances.
20h40 : Les Bad Seeds sont là, ou plutôt la version actuelle des Bad Seeds, un groupe toujours renouvelé et pourtant toujours exactement comme il doit être pour soutenir Nick Cave et ses chansons « énormes » : à la fois dans l’emphase et la brutalité, dans le maximalisme et le minimalisme. Il y a bien entendu l’incontournable Warren Ellis, qui est à lui seul un spectacle complet avec sa manière délirante de jouer de la guitare, des claviers, du violon, et de faire les chœurs. Larry Mullins est à la batterie, et il va se révéler lui aussi colossal au cours des 2 heures et 40 minutes (oui, deux heures et quarante minutes !) qui vont suivre ; Jim Sclavunos est toujours là aux percussions, et George Vjestica à la guitare, mais on remarque un bassiste que l’on ne reconnaît pas immédiatement : il semble que ce soit Colin Greenwood, de Radiohead ! Mais il y a surtout, sur une estrade derrière le groupe, quatre choristes – drapés d’argent – qui vont déverser sur tous les morceaux une lave volcanique de gospel. C’est que, comme l’album Wild God l’a annoncé, les tonalités religieuses ont encore monté d’un cran dans la musique de Nick…
… Nick qui surgit, visiblement en très grande forme – même s’il affirmera très vite que « Fuckin’ Paris » est la dernière date d’une longue tournée, et que tout le monde sur scène « ne tient plus que par un fil » : vêtu de son habituel costard, toujours mince et élégant, les cheveux d’un noir de jais et le visage à peine marqué par les années, il est immédiatement TOUT ENTIER là sur scène AVEC NOUS, POUR NOUS… comme peu d’artistes savent l’être. Et les aspects « religieux » de ses nouvelles chansons, que l’on pouvait redouter, sont complètement équilibrés par une attitude simple, directe, pleine de respect mais aussi d’humour vis-à-vis de son public. Le devant de la scène est constitué par une plateforme qui longe toute la fosse, et que Nick va arpenter quasiment du début à la fin du set, avec juste quelques incursions au piano (où il est, à chaque fois, vite relayé par Carly Paradis, la pianiste « de secours ») : quasiment TOUTES les chansons seront interprétées au contact « physique » des premiers rangs, main dans la main avec nous. Des cadeaux seront échangés, et Nick viendra précieusement ranger les siens sur son piano. La relation entre lui et les fans est une forme d’osmose, tout le monde chante les chansons avec Nick, les bras sont levés, chaque titre est l’occasion d’une célébration extatique de la beauté et de la douleur, d’une quasi-extase collective qui, en effet, a quelque chose de religieux. Même si « le Dieu, le Guru », comme il le chantera dans le tube Red Right Hand, c’est lui, c’est Nick !
Logiquement, la longue setlist de ce concert, qui sera donc le dernier de la tournée Wild God, comprendra l’intégralité des chansons de l’album, à l’exception de sa conclusion, As The Waters Cover The Sea. Tous les morceaux sont à la fois magnifiés et comme « libérés de leur pathos religieux » dans leurs versions live, plutôt orientées vers une joie plus profane du partage collectif permis par la scène. Le sommet sera de l’avis de beaucoup la très longue version de Conversion, avec son crescendo imparable culminant par un échange de « You’re Beautiful » et « Stop ! », qui cristallise bien l’esprit du concert : oui, il y a une foi mutuelle qui est exprimée, mais aussi de l’humour et de la légèreté, encore, dans ce dialogue !
Logiquement aussi, et ce sera le seul bémol que l’on peut mettre à cette soirée que tout le monde qualifiera ensuite d’exceptionnelle, d’inoubliable, etc., c’est que Cave prend en compte le changement de statut, de taille, et donc de comportement qu’implique sa plus grande popularité : les « yeah yeah yeah » dont il usera abondamment pour faire monter l’excitation de la foule, la transformation de Red Right Hand, peut-être boostée par son utilisation dans la série TV Peaky Blinders, en un « tube » dont tout le monde reprend en chœur le fameux thème joué à l’orgue, l’allongement excessif de classiques comme From Her To Eternity et Tupelo, sont de petites scories dans un concert qui aurait pu atteindre une perfection absolue…
Mais peu importe, car lorsque Jubilee Street a décollé, dans sa dernière partie, avec une brutalité inouïe, on s’est dit qu’il n’y avait bien que Nick Cave qui pouvait nous emporter ainsi dans un maelstrom d’émotions où, pour rester dans les vocables religieux, paradis et enfer sont aussi intimement liés. Car lorsqu’il a repris Bright Horses de Ghosteen et I Need You – dédié à son épouse présente dans la salle – de Skeleton Tree, les deux seuls regards en arrière, vers « le pire », l’émotion le disputait à la splendeur. Car, lorsqu’en rappel, Warren et lui nous ont offert une interprétation dantesque de The Weeping Song, dans un torrent de violon distordu illuminé par des claquements de paumes aux accents « flamenco », la Beauté qui se déversait à flots sur nous était incomparable.
Mais nous n’avions pas encore vécu le meilleur : une version nue, parfaite, de Into My Arms, interprétée par Cave seul au piano après que les Bad Seeds ont eu pris congé de nous, qui nous a arraché des larmes, sans que l’on puisse savoir si c’était la joie ou la tristesse qui dominait.
En sortant de là, et puis le lendemain matin très tôt, tous les gens présents se sont congratulés, et ont échangé des qualificatifs, excessifs mais justes, pour essayer de matérialiser leur émerveillement. N’en rajoutons pas, disons simplement que nous nous souviendrons sans doute toute notre vie des sensations que Nick Cave nous a offertes le 17 novembre à l’Accor Arena : oui, Nick Cave, un « Dieu », un « Gourou », quoi que ce soit que ça veuille dire.
Texte et photos : Eric Debarnot
Merci pour ce compte rendu.
Petit correctif : ce n’était pas Thomas Wydler à la batterie mais Larry Mullins, aussi surnommé Toby Dammit.
Wydler est encore malade, apparemment. Tout comme Martyn Casey, le bassiste, remplacé par Greenwood sur la tournée et sur la majeure partie de l’album.
Merci pour ces informations.
Bonjour
Votre article reflète vraiment bien ce concert époustouflant. J’étais aussi au premier (avec le masque de grenouille ) et j’ai ressenti les mêmes choses que vous décrivez habilement.
Deux précisions : à la batterie, sur cette tournée, tout comme sur la précédente (2022), c’est l’excellent Larry Mullins, et non
pas Thomas Widler. Aux claviers, c’est Carly Paradis
Merci pour les corrections, je vais les apporter immédiatement au texte.
Bonjour, merci pour ce très détaillé compte rendu, vous m’avez fait revivre ma soirée a Lisbonne d’il y a quelque semaines.
votre article résume bien cette impression d émerveillement, 2 jours après je reste sous le charme, c’était magnifique l ambiance en fosse était incroyable
pas mieux… Revu à Anvers il y a deux semaines, après le concert dantesque de Rock en Seine… les qualificatifs me manquent!
Je n’aurais pas su mieux décrire que vous cette fantastique soirée.
J’ai vu quelques concerts dans ma vie, je pense que le début de celui-ci était le plus impressionnant de tous ceux que j’ai vécu.
Le plus étonnant, c’est que des choses qui pourraient être insuportables et qui le seraient peut-être chez d’autres (la repise en coeur des « yeah », les paroles affichées en gros comme des slogans, le coeur gospel…) concourent à la beauté de l’instant. La force de la conviction et le charisme du bonhomme sans doute.
Superbe article, qui retranscrit avec une acuité parfaite l’expérience extraordinaire que c’était de voir Nick Cave et ses Bad Seeds sur cette tournée.
Personnellement, je n’étais pas au concert parisien mais j’étais présent à la deuxième date de son passage à Anvers.
Je partage également la petite réserve relative à Red Right Hand, seule fausse note au sein d’une setlist que j’ai trouvée extrêmement bien construite.
Et pour la petite histoire, j’étais avec ma fille à quelques places de l’homme au masque de grenouille du premier rang. :)
J’écoute Nick Cave depuis près de 40 ans. Il m’accompagne dans mes joies et mes peines, dans ses joies et ses peines.
C’est le plus grand chanteur vivant en activité.
Skeleton tree, et non pas Skeleton Key.
Merci pour la correction !