Avec son sixième roman, qui oscille entre thriller et roman noir, l’Américain se renouvelle et nous offre une mécanique narrative parfaitement huilée, et qui ne cesse de nous surprendre pendant plus de 400 pages. Un régal !
Ainsi va le monde commence un peu comme un classique thriller domestique. Alice passe la soirée chez Jason, son amant, tandis que son mari et son fils assistent à un match des Cubs, l’équipe de baseball de Chicago. Mais une dispute éclate entre Jason et Alice et elle part en claquant la porte. Puis, à quelques pas seulement de l’appartement qu’elle vient de quitter, elle est agressée par un inconnu armé d’un couteau. Effrayée, Alice parvient toutefois à s’emparer de l’arme de son assaillant et à le blesser très grièvement à la gorge. Après s’être précipitée chez Jason, Alice revient avec lui dans la ruelle. Mais le couteau n’est plus là et son agresseur a lui aussi disparu… Parce qu’elle n’était pas censée être là, parce qu’elle veut préserver son fils et son mari, Alice décide de ne pas appeler la police et de rentrer chez elle et de faire comme s’il ne s’était rien passé…
Les quarante premières pages d’Ainsi va le monde, narrées par Alice, ne sont guère surprenantes, sauf peut-être pour les lecteurs qui suivent Jake Hinkson depuis L’Enfer de Church Street, son premier roman publié aux éditions Gallmeister. Noir, immoral et plein d’ironie, ce livre couronné du Prix Mystère de la critique, avait révélé une plume trempée dans l’acide, et fait de Jake Hinkson, fils d’un prêcheur baptiste de l’Arkansas, un possible héritier de l’immense Jim Thompson. Ses romans suivants – parmi lesquels le formidable Au nom du bien – avaient confirmé l’ironie mordante d’un écrivain parfaitement lucide quant aux multiples hypocrisies de ses contemporains. La relative banalité du début d’Ainsi va le monde a donc de quoi décevoir un lecteur qui n’a toutefois pas conscience d’assister à la mise en place des premiers rouages d’une mécanique narrative qui va vite révéler tout son potentiel.
En effet, le récit va très vite laisser (provisoirement) de côté son héroïne. Entre alors en scène un nouveau personnage-narrateur, un certain Owen Pall qui n’a, a priori, rien à voir avec Alice. Owen est un détective privé à la dérive, un type peu fréquentable qui cherche essentiellement à arnaquer ses clients et qui est détesté de la police de Chicago après qu’une de ses erreurs a provoqué la mort d’un jeune flic. Pourtant, au fil des pages, et alors que les connexions avec l’histoire d’Alice commencent à s’établir, on découvre un personnage moins immoral que ce que l’on aurait pu croire, un homme blessé qui cherche peut-être, tout simplement, une occasion de se racheter.
Jake Hinkson va donc alterner les voix d’Alice et d’Owen jusqu’à l’arrivée d’un troisième narrateur, le terrifiant Erik Reid, un secouriste qui dissimule derrière un masque de normalité sa haine des autres, et notamment des femmes. Ces trois personnages vont composer peu à peu un récit malicieusement efficace et qui, plus d’une fois, parviendra à nous surprendre par un rebondissement totalement inattendu ou une révélation impensable jusqu’alors.
Pour autant, on aurait tort de limiter Ainsi va le monde à ses astuces narratives. Hinkson, s’il se révèle peut-être moins mordant qu’à ses débuts, compose des portraits de personnages fouillés, complexes et qui lui permettent, une nouvelle fois, de porter un regard critique sur une société américaine pétrie de contradictions et de paradoxes. Alice, par exemple, est un personnage que l’on ne découvre que progressivement : mariée à un brillant mathématicien, mère d’un adolescent bien dans sa peau, Alice enseigne la théologie à Saint Ignatius, une prestigieuse université catholique. Mais alors qu’est-ce qui a pu la pousser dans les bras du type qui a refait le carrelage de sa cuisine ? Et Owen, qui est-il vraiment ? Un sale type qui gagne sa vie en épiant et en faisant chanter les maris ou épouses infidèles, ou un homme détruit parce que l’enfant qu’il était a croisé des monstres dissimulés derrière les atours de la respectabilité ?
Bref, Ainsi va le monde se révèle un titre plein d’ironie. Mais si le constat de Jake Hinkson sur notre époque est très amer, le plaisir de lecture qu’il nous offre est quant à lui délicieux !
Grégory Seyer