Entre la brutalité de règlements de comptes sanglants et la tendresse de la relation entre un père et sa fille, Le Royaume fait le portrait d’une île gangrénée par l’atavisme de la violence.
Thriller corse, mafieux et filial, Le Royaume est le premier long-métrage de Julien Colonna qui sait de quoi il parle. Son père, Jean-Jé Colonna, mort en 2006, a été l’une des figures majeures du grand banditisme insulaire et son histoire ressemble beaucoup à celle qu’un soir, sur une plage, Pierre-Paul racontera à sa fille Lesia : l’assassinat du père, la vengeance, l’exil en Amérique du Sud, puis le retour au « royaume »… Et aussi cet enfant que Julien Colonna vient mettre au centre de son film : à une histoire de « parrain » vient ainsi se greffer une histoire d’amour entre un père et sa fille, placée sous le signe de la transmission – pour le meilleur comme pour le pire – qui pousse insensiblement Lesia à épouser les codes et valeurs du milieu corse.
De quoi rêve-t-on à 15 ans, en Corse, en 1995 ? De plage et d’amour. Lesia ne fait pas exception à la règle, elle qu’on a vue pourtant, à l’issue d’une battue, éviscérer sans frémir un sanglier. Ce jour-là, pourtant, il n’y aura point de plage… Mais une moto qui viendra la conduire, loin du domicile de sa tante chez qui elle habite, dans une maison isolée où se cache son père en cavale (Saveriu Santucci), entouré de sa garde rapprochée. Un monde rude, celui d’une communauté testostéronée, fait d’accolades viriles, de conciliabules et de silences, dans lequel la jeune fille, bien qu’élevée dans des traditions mâles comme celle de la chasse, détonne. Sans toujours bien comprendre ce qui se passe, Lesia, regard noir inquisiteur, assistera – et nous avec elle – à quelques épisodes d’une obscure guerre des clans mue par le code de l’honneur et la loi du talion, où les conflits se règlent à coups de fusil… Le Royaume est un récit âpre, une tragédie sanglante qui se joue sous un soleil de plomb dans des paysages idylliques. Son réalisme fait parfois frissonner, tant la tension y est palpable et la violence omniprésente. Dans ces milieux du grand banditisme, elle fait partie intégrante de l’initiation au monde adulte que vit cet été-là Lesia, mêlée à la tendresse d’un père qui voit en elle « le plus beau des accidents », et dont elle n’a de cesse de se rapprocher, pour elle-même s’inscrire, peut-être, dans la culture de la vendetta.
Le Royaume nous offre une image saisissante mais sans surprise de la Corse, dont on se dit qu’elle a peu changé depuis Mérimée… Si l’île qu’affectionnent les touristes – soleil, plage, cigales, paysages à couper le souffle et même Tino Rossi – est bien là, vient s’y adjoindre la Corse des règlements de compte expéditifs, des amitiés claniques, des cavales et planques dans le maquis, autant d’éléments qui font partie d’un folklore tragique et constituent une partie de l’identité de l’île, celle que l’on met volontiers en avant. Le film de Julien Colonna s’inscrit dans cette tradition, à laquelle le réalisateur s’est attaché à conserver son authenticité en faisant appel à des acteurs non-professionnels vivant en Corse et parlant corse. Curieusement, cette recherche louable de l’authenticité n’a pas eu sur moi l’effet escompté, me donnant par moments un sentiment d’artificialité – c’est ça le cinéma : ce n’est pas toujours avec du « vrai » que l’on y donne le meilleur sentiment du « vrai » ! S’y ajoutent les réserves que j’émets face à Ghjuvanna Benedetti, qui incarne Lesia. La caméra s’attarde complaisamment dans de quasi arrêts sur image sur son regard de braise, sa moue butée, son air farouche – plus Colomba, tu meurs – tandis qu’elle se révèle incapable de donner une quelconque dimension naturaliste au texte qu’elle récite. Quant à l’un des enjeux essentiels du film – montrer qu’un gangster peut être un père de famille aimant – s’il peut faire pleurer dans les chaumières, il n’est pas d’une grande originalité.
Je n’ai pas été vraiment séduite par Le Royaume… Le film a le mérite de donner un poids sensible aux tensions et aux sentiments extrêmes qui animent les personnages ; d’illustrer l’engrenage sanglant dont ils sont prisonniers, le cycle infernal où les entraîne un code de l’honneur d’un autre âge ; de montrer ce monde brutal et secret à travers les yeux de Lesia, regard extérieur au début puis de plus en plus impliqué ; celui aussi de ne pas faire intervenir de questionnements moraux en ne portant aucun jugement sur des protagonistes dont le réalisateur s’attache à préserver l’opacité. Mais que nous apporte-t-il ? Il nous conforte dans notre image d’une Corse soumise à des lois qui nous sont étrangères, une terre où l’on a la gâchette facile, sans rien ajouter, hélas, à notre réflexion sur l’atavisme de la violence.
Anne Randon