Rétrospective des années 60 vues par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire nos goûts personnels plutôt que les impositions de « l’Histoire ». Aujourd’hui : Arthur (Or the Decline and Fall of the British Empire), le second grand concept album des Kinks des sixties.
Souvent moins mentionné que d’autres réussites musicales majeures de l’année 1969, Arthur (Or the Decline and Fall of the British Empire) voit les Kinks se retourner une fois de plus avec nostalgie vers le passé glorieux du Royaume-Uni. Tout en pointant avec mordant la face noire d’un supposé âge d’or…
Arthur (Or the Decline and Fall of the British Empire), c’est l’autre grand concept album des Kinks de la fin des années 1960. Juste avant, il y avait eu le très célébré et très peu vendeur The Kinks Are the Village Green Preservation Society. Ce dernier album construisit un univers aussi anglais que Buckingham Palace, une terre artistique sur laquelle (entre autres) les Smiths, Madness et Blur semèrent leurs graines. Le flop de l’album fut a posteriori attribué à sa tonalité nostalgique à contre-courant de l’air du temps flower power.
De ce point de vue, la parenthèse du titre du cru 1969 des Kinks est encore plus explicite. La décolonisation anglaise ne s’est en effet pas accompagnée d’un moment ayant fracturé la Nation comme ce fut le cas pour la France avec la Guerre d’Algérie. Mais, parce qu’elle s’ajoutait à la perte du statut de première puissance économique mondiale au profit des Etats-Unis au début du 20ème siècle, elle a suscité dans une partie du pays une forme de déclinisme. A côté, la montée de l’influence culturelle américaine, incarnée entre autres par les Stones, provoque parfois une peur de perte identitaire. A la fin des années 1970, Thatcher surfera sur ce déclinisme tout en faisant de l’Amérique un modèle pour le pays (cf. Magic America de Blur).
En janvier 1969, Granada TV propose à Ray Davies d’écrire une série télévisée. Davies doit travailler avec le dramaturge Julian Mitchell, plus tard scénariste pour Altman. Et bien sûr la BO sera un album des Kinks. La conception de l’album est agitée. Le bassiste Peter Quaife quitte le groupe, remplacé par John Dalton. Ray Davies part aux Etats-Unis pour produire les Turtles. Il obtient la levée de l’interdiction du groupe (liée semble-t-il à un comportement live excessif) de se produire sur scène aux States. Alors que la majorité de l’album a été enregistrée fin mai, le groupe se reporte sur l’album solo du guitariste Dave Davies. Un album qui ne sortira qu’en 2011 sous le titre Hidden Treasures.
Entre temps, Davies et Mitchell ont achevé l’écriture et un metteur en scène a été trouvé. Mais le début de la production est reporté et l’album sort le 10 octobre. Alors que le premier « Moteur ! » est prévu pour décembre, le projet se retrouve annulé car le producteur n’a pas trouvé de quoi le financer. Reste heureusement l’album. Inspiré par le départ pour l’Australie en 1964 de la sœur aînée des frères Davies avec son mari Arthur Anning. Anning qui inspirera l’Arthur Morgan de l’album.
Un album pitché par Mitchell dans les notes de pochette : « Arthur Morgan vit dans une banlieue de Londres dans une maison nommée Shangri-La, avec un jardin et une voiture et une épouse nommée Rose et un fils nommé Derek qui est marié à Liz, ces derniers ayant deux gentils enfants, Terry et Marylin. Derek, Liz, Terry et Marylin émigrent en Australie. Arthur avait un autre fils, nommé Eddie. Il doit son prénom au frère d’Arthur tué dans la bataille de la Somme. L’autre Eddie est, lui, mort en Corée. ».
L’album commence avec Victoria, son riff rock’n’roll, son refrain porté par des arpèges. Et le génie satirique de Ray Davies derrière la célébration apparente de l’Angleterre victorienne première puissance mondiale et coloniale. Quand le narrateur se dit pauvre mais libre… c’est faux bien sûr. Nous est rappelé que victorien est synonyme dans le langage courant de puritain et qu’en ce temps-là « les riches étaient si méchants ».
Yes Sir, No Sir fait lui dialoguer Arthur et les aristocrates. Le premier en posture d’obéissance inconditionnelle à l’armée. Auquel les seconds rétorquent sur une mélodie beatlesque que le premier ne connaîtra jamais par l’armée le type de promotion sociale qui fit le mythe de la Grande Armée bonapartiste : So you think that you’ve got ambition / Stop your dreaming and your idle wishing / You’re outside and there ain’t no admission to our play. (Tu penses être ambitieux. Mets de côté tes rêves et tes souhaits paresseux. Tu es dehors et ne seras jamais admis sur notre terrain de jeu.).
La ballade Some Mother’s Son est contenue dans son titre : tout soldat mort à la guerre est le « fils de quelque mère ». Ce qui permet d’universaliser l’horreur de la guerre. Avec son couplet à la mélodie rappelant un Dead End Street en version calme, Drivin’ évoque lui le désir de quitter la ville pour s’évader à la campagne afin d’échapper à un contexte mondial de guerre.
Evoquant les singles des débuts des Beatles avant de retrouver un peu de l’agressivité rock de You really got me, Brainwashed raconte comment un bonheur classe moyenne (couple avec enfant, logement, voiture) permet aux élites anglaises de neutraliser l’esprit critique des citoyens. Yeah, you’re conditioned to think what they want you to think and be happy to be where you are. (Ouais, tu es conditionné à penser ce qu’ils veulent que tu penses et à être heureux là où tu te trouves.) The aristocrats and bureaucrats/Are dirty rats for making you what you are. (Aristocrates et bureaucrates sont de sales rats pour faire de toi ce que tu es.) Il est cependant intéressant de noter que la phrase They give you social security (ils te donnent la sécurité sociale) est employée de façon satirique, faisant de cette dernière un moyen d’asservissement des masses. Un « asservissement » que bien des Anglais regrettent aujourd’hui au vu de ce qu’est devenu leur système de santé.
Australia raconte de son côté comment l’Australie a pu incarner pour les Anglais à un moment donné une forme d’American Dream. Mais l’Australie décrite est avant tout un fantasme racontant en creux le mal-être de la vie an Angleterre : le Noël ensoleillé à la place du froid anglais, zéro drug culture, pas de classes sociales et une supposée plus grande facilité à s’élever socialement.
Sommet de l’album, Shangri-La commence avec des guitares folk à la Simon et Garfunkel pour finir avec une mélodie, un usage des cuivres et des ruptures rythmiques proches des Beatles de la seconde moitié des années 1960. Le texte fait penser à ce que disait Simon Reynolds : aux yeux de ce dernier, la vie middle class de province était un enfer auquel le Jagger des Stones sixties voulait échapper, là où elle sera le paradis perdu du Morrissey des Smiths.
Davies satirise quelque chose que bien des artistes se réclamant des Kinks regarderont avec nostalgie. Arthur a travaillé dur, il vit dans une banlieue pavillonnaire. Il ne pourra pas aller plus haut, télévision et radio font partie de son quotidien. Arthur accepte de s’en contenter avec fatalisme. Jusqu’ici, la vie d’Arthur ressemble à une routine nettement moins pénible que la précarité qui croîtra plus tard sous Thatcher.
Mais le texte annonce aussi ce que sera l’ère Thatcher/Reagan. Période durant laquelle l’endettement des particuliers sera encouragé pour compenser la modération salariale. Le revers de la médaille, c’est donc la vie à crédit. The little man who gets the train/Got a mortgage hangin’ over his head/But he’s too scared to complain/Cause he’s conditioned that way. (Le petit homme qui prend le train a un prêt au-dessus de sa tête mais il a trop peur pour pour se plaindre car il est conditionné de cette façon) The gas bills and the water rates/The payments on the car/Too scared to think about how insecure you are/Life ain’t so happy in your little Shangri-La! (Les factures du gaz et le prix de l’eau, les crédits sur ta voiture, trop peur pour réfléchir à ton insécurité financière, la vie n’est pas si joyeuse dans ton petit Shrangri-La!).
Mr Churchill says est quand à elle la suite de Some Mother’s Son. Chantée avec détachement, elle reprend en partie un discours de Churchill à la Chambre des Communes pour renvoyer dos à dos l’obstination guerrière des camps britanniques et allemands pendant 1939-1945.
She’s Bought a Hat Like Princess Marina évoque de son côté un bas de l’échelon social croyant se rapprocher du sommet en imitant vestimentairement ce dernier. Porter le chapeau de la Princesse Marina de Grèce en faisant le ménage… et sans pouvoir se rendre aux évènements exclusifs de la haute société. Porter le chapeau du Premier Ministre conservateur Anthony Eden sans pouvoir se payer de voiture de luxe.
Le pont de la chanson va ensuite parodier Brother, Can You Spare a Dime?, classique de la Grande Dépression autour d’un homme fortuné devenu mendiant. Buddy, can you spare me a dime?/My wife is getting hungry and the kids are crying/This poverty is hurting my pride. (Ami, peux-tu me donner une pièce ? Ma femme a faim, les enfants pleurent, cette pauvreté blesse mon amour propre.) A un détail près : les personnages de la chanson des Kinks n’ont jamais connu l’opulence.
La chanson s’achève dans une tonalité cabaret, terrain musical que le Glam Rock exploitera fortement dans les années 1970. Au hasard : Bowie, les Sparks et le Queen des débuts. La bande à Mercury nommant d’ailleurs Lazing on a Sunday Afternoon un morceau d’A Night at the opera.
Si l’album dialogue musicalement avec les Fab Four, Young and Innocent Days est souvent vu, à juste titre, comme une réponse à In my life. Lennon évoquait le temps qui passe tout en aimant l’instant présent. Ici, il n’est question que de perte de la vue, de la jeunesse et de nostalgie. En dépit de l’allusion aux syndicats, Nothing to say poursuit ce déplacement du politique vers l’intime. Il est cette fois question de l’incommunicabilité croissant avec le temps entre membres d’une même famille. Arthur est enfin une conclusion résumant l’album et la note d’intention de ce dernier.
Peu vendu, l’album voit cependant le groupe stopper l’hémorragie de la baisse de ses ventes depuis la fin des années 1960. Avec notamment un Victoria marquant le retour du groupe dans le Billboard après deux ans d’absence. Un an plus tard, le grand succès reviendra avec Lola. Morceau qui, avec son trouble de l’identité sexuelle, montrera les Kinks de nouveau raccord de leur temps.
Ordell Robbie