Album annonciateur du post-punk, Talking Heads : 77 est réédité avec des bonus studio majoritairement déjà entendus et un live inédit au mythique CBGB. Une bonne porte d’entrée pour qui découvrirait l’album mais un intérêt débattable pour les fans. Et malgré tout une bonne occasion de revenir sur un album à l’impact résumable par : Qu’est-ce que c’est ?
Les Talking Heads ne sont pas le groupe avec lequel j’ai le lien émotionnel le plus direct. Pour autant, je n’oublierai le moment de ma rencontre avec le groupe à l’âge que l’on nomme ingrat. Lors d’un dîner chez des amis de mes parents, je décidais subitement de déserter la table pour aller jeter un œil à leur discothèque. Et dedans je trouvais des cassettes de The Piper at the Gates of Dawn, Rust Never Sleeps… et Talking Heads : 77. Je les empruntais.
Et puis là, avant-dernier titre de l’album des Newyorkais et ces mots : « Psycho Killer, qu’est-ce que c’est ? ». Le genre de phrase n’ayant pas besoin d’un sens évident pour être entêtante, comme le « If man is five then the devil is six » de Black Francis. Je n’aurai plus en tête les autres chansons de l’album dans les années qui suivent. Mais Psycho Killer sera en résidence permanente dans mon cerveau.
Les Talking Heads doivent leur nom à un terme découvert par le groupe dans le magazine TV Guide. Une tête parlante, c’est en jargon télévisuel un gros plan sur un présentateur, un intervenant de talk show ou un interviewé face caméra. A l’image du groupe, un choix réflexif mais pas déconnecté de la culture populaire tant il fait surgir l’image du présentateur/de la présentatrice de journal télévisé.
La constitution du groupe cumule les éléments de mythologie rock aux chapitres Rock arty, Punk et Rock newyorkais. Comme ceux de Roxy Music, les trois premiers membres du groupe (Chris Frantz, Tina Weymouth, David Byrne, rejoints en 1977 par Jerry Harrison des Modern Lovers) étaient étudiants en art (dans une école de design de Rhode Island).
Une fois le trio installé dans un loft à New York, Frantz et Byrne ne trouvent de bassiste pour leur groupe. Frantz suggère sa compagne Weymouth. Attention, moment Do it yourself : elle ne sait pas jouer de l’instrument, l’apprendra sur le tas… et deviendra un élément-clé du son du groupe ! En même temps, elle était déjà guitariste autodidacte à 14 ans. Sinon, le groupe a joué au CBGB en première partie des Ramones. Il a été signé par Sire, label qui découvrira Madonna et signera les Smiths aux Etats-Unis. Et le premier single du groupe compte Tommy Ramone (batteur des…) comme coproducteur.
Talking Heads: 77 donc, cet album qui vient juste d’être réédité. Si seules les première secondes de Uh-Oh, Love Comes to Town étaient diffusées, on pourrait presque croire que son roulement de batterie d’ouverture provient de Sister Midnight que l’Iguane publie aussi cette année-là. Ou d’un Bowie berlinois, ce qui revient au même. Puis de la guitare funk, une basse Motown et la très étrange voix de Byrne : une voix maniérée mais sans le dandysme british d’un Bryan Ferry. Et un petit intermède au son tropical. Avec un retour final du roulement de batterie d’ouverture.
Le post-punk est déjà là, l’adjonction tropicale à ce post punk annonce le ABC de The Look of Love Part 1. Le texte de Byrne imagine comme une farce ce qui serait le top du romantisme dans une chanson de Piaf. L’amour est là et tout s’arrête dans la ville. Ici, les brokers font de mauvais investissements, plus personne ne veut se lever pour aller travailler… En creux une satire de la workaholic culture qui pointe son nez à l’approche de Reagan.
New Feeling est le genre de funk froid pas loin dans l’esprit de ce que les Gang of Four feront deux ans plus tard. Tentative Decisions alterne lui funk froid et passages avec chœurs militaires et rythme martial. Byrne y conceptualise le fait qu’hommes et femmes ne parlent pas la même langue émotionnelle. A noter que le texte n’est pas imprimé sur la pochette à compter du deuxième couplet. Byrne indique simplement de répéter le texte en inversant les sexes.
Happy Day ressemble ensuite à une pause optimiste. Mais la voix de Byrne posée sur des arpèges de guitare suggère de l’inquiétude lorsqu’il prononce le titre de la chanson. Inquiétude conformée par le texte du funk malade Who is it ? : Watch out now, baby, cause I’m in love with you / If you don’t love me I don’t know what I’m going to do. (Attention bébé parce que je t’aime et si tu ne m’aimes pas je ne sais pas ce que je vais faire.)
No Compassion pourrait être musicalement qualifié de classiquement New Wave… sauf qu’il l’invente. Byrne parle au nom d’une personne se plaignant que les gens parlent trop souvent de leurs problèmes sans chercher à les résoudre. Mais la satire de l’individualisme se fait évidente : They say compassion is a virtue / but I don’t have the time. (Ils disent que la compassion est une vertu mais je n’ai pas le temps.)
The Book I Read commence avec des sonorités sud-américaines avant d’aller vers un funk aussi entraînant que malaisant. Byrne écrit une chanson d’amour qui serait une satire de l’état amoureux. Don’t Worry About the Government décrit un être satisfait de la vie moderne sans se rendre compte des effets sur le long terme de cette modernité. Avec un étrange mélange sonore évoquant le Ska et la mandoline. First Week / Last Week… Carefree mélange lui sonorités flamenco et éléments tropicaux.
Psycho Killer est bien sûr le plat de résistance. Morceau narré du point de vue d’un tueur en série, figure phare de la culture populaire américaine. Conçu au départ par Byrne comme une ballade de Randy Newman chantée par Alice Cooper. Unique morceau de l’album non composé par le seul Byrne, il est porté par la génialissime ligne de basse de Weymouth et les vocalises malades de Byrne (Ay-ya-ya-ya-ya-ya, ooh).
Le mélange de français (écrit par Weymouth, d’origine bretonne) et d’anglais rajoute au morceau un sentiment d’étrangeté. Selon Weymouth, Byrne voulait ainsi créer une impression de dédoublement de personnalité chez le tueur. Lorsque Byrne chante ce que j’ai fait ce soir-là, le dédoublement de personnalité incarné par le passage de la langue de Shakespeare à celle de Molière s’accompagne en plus d’une rupture rythmique. Le rythme a alors quelque chose du tango, du cabaret.
Et qui d’autre que Byrne aurait piqué à Otis Redding un bout de titre de chanson (Fa Fa Fa Fa Fa (Sad Song)) pour l’inclure dans un morceau sur un tueur psychopathe (Fa-fa-fa-fa, fa-fa-fa-fa-fa-fa, better) ? L’ombre d’Hitchcock flotte bien sûr sur le morceau. Quand Byrne évoque à propos du morceau le pouvoir de fascination des Bad Guys, on n’est pas loin du Meilleur est le méchant, meilleur est le film de Sir Alfred.
Le I hate people when they’re not polite vient quant à lui de Weymouth, avec encore le Maître du suspense en ligne de mire. Lorsque Byrne avait besoin de texte, Weymouth proposa un « Comme dirait Hitchcock, je vais te tuer car tu es mal élevé, tu es impoli ». Psycho Killer est le premier chef d’œuvre du groupe car, comme les futurs classiques des Pixies, il est d’une grande puissance conceptuelle tout en ayant quelque chose de très primitif.
Le narrateur de Pulled Up semble remercier ses parents de l’avoir aidé dans la difficulté et lui avoir permis de réussir. Mais des passages du morceau ressemblant à du Costello des débuts chanté de façon grotesque suggèrent une ironie. L’ont-ils vraiment aidé ?
Sur le second CD de la réédition, Sugar On My Tongue, I Want To Live, Love Goes to a Building On Fire, I Wish You Wouldn’t Say That étaient déjà sur la compilation Sand in the vaseline. La version de Psycho Killer avec les cordes d’Arthur Russell est reprise de la réédition 2005 de Talking Heads : 77. Les cordes ajoutent un charme, une séduction cependant antinomiques de l’énergie malaisante de la version disque du morceau.
Le Stay Hungry (1977 Version), première version d’un morceau de More Songs About Buildings and Food, était lui aussi présent sur la réédition 2005 du second album du groupe. Il vaut comme un « Et si ce morceau avait été produit dans le style plus brut de Talking Heads : 77. ».
Les versions alternatives de Uh-Oh Love Comes to Town, New Feeling et Pulled Up ont comme seul intérêt de refléter l’intégrité du groupe. Ce dernier ayant refusé à Tony Bongiovi (co-producteur de l’album et cousin de Jon Bon Jovi) ces versions radio friendly avec addition de cuivres. A noter que les deux premiers morceaux étaient déjà dans le coffret Rhino de 2003 Once in a Lifetime.
La version acoustique de First Week/Last Week…Carefree n’a pas grand intérêt. I Feel It in My Heart était déjà sur la réédition 2005 de Talking Heads : 77. Le Psycho Killer (Alternate Version) a une outro très John Cale. Il ne fait oublier celle de la version album. Ce second CD regroupe majoritairement du déjà entendu ailleurs. Une économie pour les néophytes, du regret pour les fans hardcore ayant acheté le coffret et les rééditions 2005 mentionnées.
La troisième CD contient le live au CBGB du 10 octobre 1977, concert proche chronologiquement de la sortie de l’album. De cette date, seul A Clean Break (Let’s Work) était déjà sur Bonus Rarities and Outtakes, compilation sortie en 2006 sur Itunes. Un live donnant à entendre l’énergie du groupe sur scène. Que le seul moment où l’album studio se rapproche de cette dernière soit Psycho Killer dit une chose : il est moins grave pour un premier album de ne pas égaler la force live d’un groupe quand il propose quelque chose de vraiment neuf. Pour l’anecdote, un Blu-Ray audio de l’album Talking Heads : 77 figure aussi sur la version CD de la réédition. Ainsi qu’un bouquin de 80 pages.
Cette réédition n’a pas grand intérêt rayon inédits de studio. Il faut dire que cet aspect n’a d’intérêt discographique que dans des cas précis : 1) inédits d’artiste mort jeune. 2) production abondante de morceaux non retenus au montage (Prince, Springsteen). 3) existence de versions de travail radicalement différentes de la finale (le Boss toujours, Dylan). Les Talking Heads ne correspondent à aucun des cas. Quant au live et à la beauté de l’objet, voir s’ils justifient l’achat dépendra du degré d’adoration de chacun pour le groupe.
(album)
(réédition)
Ordell Robbie