Malgré ses résolutions de retraite, Miyazaki décide de signer un ultime film aux antipodes de l’épitaphe historique pensée avec Le Vent se Lève. Le Garçon et le Héron est une fable poétique radicale, qui assume un manque de concessions pour offrir une coda somptueuse à la filmographie de son auteur.
C’est en 2016, alors que le grand maître a pris sa retraite depuis quasiment trois ans, que la nouvelle tombe : Hayao Miyazaki travaille officiellement sur un nouveau long-métrage. Les fans sont aux anges, même si la gestation du projet s’annonce plus longue qu’à l’accoutumée. Le réalisateur, désormais âgé, confesse que sa capacité de travail autrefois légendaire est devenue plus modeste. En outre, il est secondé par une équipe de soixante animateurs, à qui il a demandé de produire une animation plus fluide et sophistiquée que sur ses précédents projets. Le nombre de dessins par seconde d’image est plus important, ce qui augmente logiquement le temps de fabrication.
Pour mener le bataillon, il faut un officier de pointe. Miyazaki approche Takeshi Honda, autrefois chef-animateur pour Satoshi Kon et Evangelion, qui avait déjà prêté main-forte à Ghibli pour Ponyo sur la Falaise, Souvenirs de Marnie et La Colline aux Coquelicots. (fun fact : il a également participé à l’animation du clip de Peut-être toi de Mylène Farmer). Seul problème : l’animateur est déjà engagé pour participer aux deux derniers opus du Rebuild of Evangelion de Hideaki Anno. Après mure réflexion, Honda décide courageusement de prendre part aux deux projets à la fois, mais demande une entrevue pour soumettre la question à Anno. Ce dernier finira par lui parler en juin 2017, avant de l’exclure des négociations ultérieures d’Evangelion. Libéré de ses engagements, Honda rejoint officiellement Ghibli comme directeur d’animation et la production du nouveau film commence pleinement en juillet 2017. La sortie est initialement prévue en 2020, mais sera repoussée plusieurs fois jusqu’à finalement aboutir à l’été 2023 au Japon, avant une distribution à l’internationale en automne.
Le scénario de ce nouveau film est situé à la confluence de trois œuvres distinctes. L’inspiration la plus marquée est celle du roman Et vous, comment vivrez-vous?, publié en 1937 par Genzaburo Yoshino, où un jeune garçon confronte ses préoccupations métaphysiques à celle de son oncle, lequel écrit un journal pour son neveu. Miyazaki souhaite, quant à lui, dédier son ultime film à son petit-fils, à qui il entend transmettre que la beauté de la vie réside dans sa finitude, quand bien même l’amour qui unit une famille constitue une forme d’immortalité. La composante de dimensions parallèles est tirée du Livre des choses perdues de John Connolly, tandis que la tour fait référence à l’édifice de La Tour Fantôme de Taro Nogizaka. À ce trio d’inspirations avouées, on pourrait en ajouter une quatrième, plus proche de nos contrées hexagonales. Miyazaki n’a jamais caché sa fascination pour Le Roi et l’Oiseau, chef-d’œuvre de Paul Grimault et Jacques Prévert, dont la découverte avait à jamais bouleversé sa vision du cinéma d’animation. Le Héron de Miyazaki est un cousin éloigné de l’Oiseau de Grimault, à la frontière entre l’humain et l’animal. Une entité trouble, à la fois sarcastique et outrée, débonnaire et caustique, simultanément personnage et conteur, qui suit la narration autant qu’il l’influence. Cet oiseau doué de parole fait d’abord irruption dans le récit de la façon la plus naturelle du monde, en tant que simple héron dans l’étang qui borde la maison du protagoniste, pour mieux lui livrer les clés d’un songe qui coexiste avec le trivial. La persistance agressive de l’oiseau en fait un élément fondamentalement perturbateur, qui fait basculer le récit vers un fantastique où l’intuition et le sentiment l’emportent constamment sur la compréhension raisonnée. Là où Chihiro tombait fortuitement dans une quête qui devait la ramener vers son Kansas à elle, la trajectoire de Mahito tend à lui faire comprendre que la seule séparation entre le réel et le rêve est une porte que l’on peut ouvrir sans forcément se rendre compte de ses propres intentions. Pour ce faire, il faut forcer l’entrée dans le rêve, quitte à changer de forme et à s’éloigner de l’animal en obtenant le don de parole.
Le film contient naturellement quelques symboles à la résonance universelle. Le vieux créateur est autant un avatar de Miyazaki qu’une figure d’artiste installé comme créateur suprême. Pour autant, la substance narrative du récit est davantage rivée à ses parts les plus poétiques et évasives. Le monde surnaturel exploré par le protagoniste est autant un miroir du réel qu’un espace de création totale, où l’inspiration devient une force de vie qui n’a nul besoin de se justifier. Par ce biais, Miyazaki explore ouvertement les deux tensions figuratives de son cinéma. D’un côté, la maison, l’étang et la tour sont immédiatement localisés, connectés et familier comme peuvent l’être le jardin et la route bordant la maison de Totoro. De l’autre, les portes du monde fantastique s’ouvrent sur des contrées à l’horizon illimité, où la nature semble avoir définitivement repris l’ascendant sur la civilisation, comme si Laputa s’était étendue à une dimension toute entière. Le film s’autorise des tableaux d’une poésie saisissante, dont l’expression hermétique contrebalance directement les enjeux de maturité auxquels fait face le personnage principal. L’essentiel serait d’apprendre à raisonner sans pour autant oublier de ressentir, d’affiner l’exigence de sa pensée sans perdre sa capacité d’émerveillement.
Comme pour illustrer cette injonction à appréhender le sublime avec la grandeur d’âme qu’il suppose, Le Garçon et le Héron se passera de toute promotion. Pas de bande-annonce avant la distribution internationale, pas d’extraits en ligne, un synopsis succinct et une affiche qui dévoile à peine sa ligne esthétique. Dans un contexte où les budgets Marketing peuvent doubler ou tripler les coups de production d’un long-métrage, ce genre de stratégie pouvait paraître téméraire. Elle sera pourtant couronnée de succès. Le film effectuera le meilleur démarrage japonais d’un projet Ghibli, et sera également le plus grand succès du réalisateur sur le territoire français. La preuve que l’exigence d’un artiste s’accompagne souvent de celle de son public. Dès lors, on ne peut que se réjouir de voir un génie tirer sa révérence avec un film aussi audacieux, évasif et radicalement poétique. Hayao Miyazaki nous manquera, c’est évident. Son intégrité artistique à toute épreuve, conjuguée à la puissance viscérale de sa vision de cinéma, demeurera une étoile polaire pour tous les rêveurs de notre monde.
Mattias Frances