Dans ce documentaire monté à partir d’archives, dont certaines étaient encore inconnues, Andres Veiel tente de cerner au plus près la personnalité de celle qui, sans jamais cacher sa fascination pour Hitler, prétendit toujours n’être qu’une artiste éloignée de toute idéologie et ignorant tout des crimes du régime nazi.
« La lumière est terrible » se plaint une vieille dame coquette, tandis qu’autour d’elle on s’emploie à régler les derniers détails techniques de son entretien avec un journaliste. Involontairement bien sûr, et non sans ironie, cette phrase prononcée par Leni Riefenstahl résume à elle seule le film qu’Andres Veiel lui a consacré, Leni Riefenstahl, la lumière et les ombres. Elle est terrible en effet, la lumière que jette ce documentaire sur celle qui fut la photographe et cinéaste officielle du IIIe Reich. Mais est-ce si surprenant ? On savait la personnalité de Leni Riefenstahl complexe et controversée. Si son talent n’a jamais été remis en question, son degré d’allégeance à l’idéologie nazie et donc de complicité passive avec les crimes du régime n’a jamais été tiré au clair. Tout en refusant de trancher, Andres Veiel apporte, à travers un très riche corpus de documents, de précieux éléments de réponse.
Pour qui connaît mal Leni Riefenstahl, le film est l’occasion de la découvrir à travers des extraits de ses oeuvres : La Lumière bleue (encore la lumière !), son premier film, dont elle a tenu le rôle principal ; Le triomphe de la volonté, tourné pendant le congrès de Nuremberg, et qui contribua à définir une esthétique de la propagande nazie ; Les Dieux du stade, glorification à grands frais, à l’occasion des JO de Berlin de 1936, de la beauté du corps sportif ; et après la guerre, Tiefland, d’après l’opéra favori d’Hitler. Sans parler de ses photographies, comme celles célébrant la vigueur des hommes de la tribu soudanaise des Nouba … Mais surtout le film révèle, vingt ans après la mort de Leni Riefenstahl, des centaines de documents – photographies, films, lettres, papiers officiels, vidéos familiales, enregistrements sonores – auxquels le public n’avait pas eu jusque là accès. Ce ne sont pas moins de 700 caisses d’archives confiées au fonds Riefenstahl par Horst Kettner, le dernier compagnon de la cinéaste, dont l’équipe de Veiel a eu à dépouiller le contenu. Une inestimable mémoire de sa vie, qu’elle avait tenu à conserver… C’est essentiellement autour de la confrontation entre tous ces témoignages et les déclarations de Leni Riefenstahl qu’est construit le documentaire. Ayant peu recours à la voix off, Andres Veiel laisse au spectateur le soin de se faire une opinion par lui-même. Il est vrai que le montage ne laisse guère de doute quant aux mensonges de Leni Riefenstahl : qu’il s’agisse de la réalité de ses relations avec Hitler, de sa prétendue ignorance des crimes du régime nazi, les images viennent obstinément contredire ses paroles. Sa ligne de défense ne varie jamais : elle est une artiste, éloignée de toute préoccupation idéologique ou politique, et elle n’a rien su des horreurs perpétrées par Hitler. Il est assez plaisant que ce soit les documents qu’elle a soigneusement accumulés et jalousement conservés au fil des ans qui réduisent à néant l’image de »femme honnête » qu’elle a, après la guerre, tenté de se forger.
Qui aurait été Leni Riefenstahl si elle n’avait pas croisé la route d’Hitler ? Femme aux multiples talents – elle fut d’abord danseuse puis comédienne – elle a réussi, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, à s’imposer dans un monde exclusivement masculin. Femme d’images, elle renouvela l’art de la prise de vue comme en témoigne sa réalisation la plus connue et la plus spectaculaire, Les Dieux du stade. Jamais les corps d’athlètes en mouvement n’avaient été ainsi filmés, dans leur puissance et leur grâce. Mais il est difficile, quand on connaît le parcours de Leni Riefenstahl, de croire que ces images n’étaient pas mises au service de l’idéologie nazie, une célébration du corps « sain », fort et musclé, par opposition au corps « dégénéré », objet d’un profond mépris. Consciente de leur impact sur notre imaginaire et notre jugement, Leni Riefenstahl a fait de ces images un instrument de propagande. Mais elle ne s’est pas contentée de montrer : elle s’est aussi montrée elle-même, constamment soucieuse de se mettre en avant – elle a toujours exigé d’avoir le premier rôle dans ses films – comme en témoignent les milliers de documents qui la mettent en scène tantôt dans son activité de cinéaste ou de photographe, tantôt dans des scènes publiques ou privées, où elle apparaît, souriante et complice, aux côtés d’Hitler, de Goebbels ou d’autres dignitaires nazis. Narcissique, à l’évidence, et c’est sans doute ce qui l’a poussée à conserver précieusement ces témoignages de sa gloire passée, qui se révèleront accablants pour elle. Confrontée à ses mensonges, Leni Riefenstahl perd tout à coup son vernis – regard avenant et sourire séducteur. Ne supportant pas d’être dépossédée de son image, elle joue les outragées, refuse de répondre ou se répand en invectives contre son interlocuteur, voire quitte théâtralement le plateau. Et quand par hasard elle accepte le dialogue, elle s’enferre encore davantage, à travers des propos qui font froid dans le dos.
Documentaire solide et rigoureux, Leni Riefenstahl, n’occulte pas la question de la culpabilité de celle qui, après-guerre, bénéficia de l’indulgence de la justice. Mais il n’est pas le simple portrait d’une femme entre ombre et lumière dont le talent, unanimement reconnu, fut mis au service du pire. Montrant que beaucoup de nos représentations visuelles du national-socialisme nous viennent des images mises en scène par Leni Riefenstahl, le film d’Andres Veiel nous aide à comprendre leur importance dans la diffusion de l’idéologie nazie. En s’interrogeant sur cette esthétique mise, plus ou moins sciemment, au service d’une propagande mortifère, il a le mérite, au-delà des quelques réponses qu’il apporte, de renvoyer chacun d’entre nous à ses propres questionnements.
Anne Randon