« Stacy » de Gipi : la folie comme exutoire au monde d’aujourd’hui ?

Livre audacieux, radical, Stacy, le dernier ouvrage de Gipi, la star de la BD italienne, rebute ses lecteurs habituels. En effet, le travail formel effectué par l’auteur à partir d’un événement réel de sa vie, mêlé à une critique violente des dérives actuelles de notre monde, en rend la lecture incommode. Mais Stacy reste une lecture passionnante.

Stacy Image
© Gipi / Futuropolis

Gipi est l’un des auteurs de BD italiens les plus respectés dans son pays. Clairement positionné à gauche, il fait partie de cette « intelligentsia » culturelle qui est de plus en plus critiquée, pour son « wokisme » en particulier. Or, une plaisanterie assez anodine faite par Gipi en 2021, se moquant des excès du féminisme, a été relayée sur les réseaux sociaux et a déclenché contre lui une vague de haine, qui lui a valu son « exclusion » des cercles qu’il fréquentait et qui le vénéraient jusque là. Gipi a alors pris conscience non seulement de la violence stupide de cette sphère politique et culturelle dont il faisait partie, mais également, à sa plus grande surprise, du fait qu’il était lui-même – qui se croyait moralement et intellectuellement à l’abri de ce genre de sentiments – profondément blessé par ce rejet de la part de ses anciens amis / admirateurs… Soit un profond bouleversement de ses croyances, de sa foi en lui-même, que, comme tout artiste digne de ce nom (et Gipi, même s’il n’est pas assez « woke » au goût de certains, est un véritable artiste…), il a traduit dans un nouveau roman graphique, Stacy.

Stacy couvertureNombreux sont les amateurs de BDs, appréciant le travail de Gipi, qui se sont déclarés rebutés par Stacy. Non, pour des raisons « idéologiques » (heureusement !), mais bel et bien formelles. C’est que dessin de Gipi est ici comme saisi par l’urgence, par la nécessité absolue qu’a dû ressentir l’auteur de déverser sa colère, son mal-être dans ce livre pas comme les autres. C’est aussi qu’il jongle entre les formes de narration différentes : des passages écrits sans aucun dessin, des extraits de scénarios, viennent compléter ce qui s’apparente très vite à un puzzle narratif déstabilisant. Stacy est un livre complexe, qui fonctionne tantôt comme un thriller mental, tantôt comme un récit largement autobiographique dans lequel Gipi expose et analyse ses propres contradictions. Sans que l’on puisse justement distinguer le réel de l’imaginaire…

C’est que Stacy nous raconte l’histoire de Gianni, écrivain haï et « cancelé » depuis qu’il a laissé échapper lors d’un interview un fantasme qui a été mal interprété : la crise qui a suivi a rendu Gianni « méchant », a ouvert un puits de folie, un puits sans fond dans son âme, un puits dans lequel il a chuté, et dont il n’est jamais réellement sorti, même s’il a retrouvé du travail comme scénariste pour une série Netflix. Il fantasme sur une histoire d’amour imaginaire (?) avec une jeune femme, Stacy, qu’il a kidnappée et qu’il séquestre… Cette fameuse Stacy qui donne son titre au livre, et dont il ne faut jamais parler, mais dont on parle finalement tout le temps… Gianni dialogue continuellement avec un autre lui-même, glabre et le crâne rasé, qui est son double et son démon, mais un démon dont le rôle oscille entre réconfort et incitation à la violence…

Stacy est aussi une hilarante – car cruelle – charge contre la bêtise triomphante de notre époque, en particulier dans les milieux de la « création artistique » : d’un côté l’obsession de certains téléspectateurs pour les émissions de téléréalité les plus dégradantes, de l’autre la stupidité crasse de scénaristes qui veulent mieux vendre leur « œuvre » en y incluant une héroïne, une vraie femme qui fait caca et qui a mauvaise haleine (et s’en vante !)… Sommes-nous donc tous devenus fous ?

« Pourquoi ne pouvons-pas éliminer ces « gens-là » de la société civile ? (…) Je crois qu’il est de mon droit d’exiger que « ces gens-là » soient littéralement bannis de la société, et j’avoue que si quelqu’un les « bannissait » vraiment, en leur tirant dessus, ou en leur brisant le cou, les laissant pour toujours dans un poumon d’acier, ça ne me déplairait pas du tout. »

Oui, Stacy est un livre peu aimable, mais qui nous aide à faire le point sur nos propres dérives, sur les réseaux sociaux comme « IRL ». Sur la haine de l’autre qui monte de manière irrépressible en nous, dans une société profondément malade. Un livre difficile à lire d’une traite, épuisant, désagréable parfois. Mais aussi l’un des livres importants de cette année.

Eric Debarnot

Stacy
Dessin et scénario : Gipi
Traduction de l’italien : Hélène Daumiol-Renaud
Editeur : Futuropolis
256 pages – 25 €
Date de parution : 21 août 2024

Stacy – extrait :

Stacy extrait
© Gipi / Futuropolis

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