Dans son étrangeté poétique, cet album charmant recadre avec un flegme empreint d’ironie le récit officiel, désormais en désuétude, sur la conquête des Amériques, et déboulonne par la même occasion le mythe du bon sauvage. Et le lecteur d’être conquis…
1557, Brésil. Après avoir été capturé par la tribu des Tupinambas, Nicolas aurait dû leur servir de repas. Mais son chant a séduit la communauté, qui ne peut plus s’en passer. Désormais, il vit parmi eux, vit nu comme eux et a pris une femme du village pour épouse. Mais le gouverneur Villegagnon ne l’entend pas de cette oreille. Celui-ci, qui accuse Nicolas d’avoir enfreint les lois de l’Église, décide de mettre Nicolas aux arrêts.
Le premier sens d’antipode est géographique. S’il s’agit généralement du point opposé à l’autre bout du globe, l’antipode était aussi une créature anthropomorphe imaginaire qui avait les pieds tournés vers l’arrière, une représentation faite à une époque où l’on pensait encore que la Terre était plate ! C’est avec cette image que démarre le récit, révélant l’état d’esprit entretenu par ce qu’on n’appelait pas encore l’Occident vis-à-vis des terres inconnues, et ce bien avant la conquête des Amériques, augurant du mépris pour les populations natives que les conquérants allaient bientôt soumettre avec la plus grande violence, en leur déniant toute humanité.
Concocté par David B. et Eric Lambé et basé sur des faits historiques, Antipodes s’avère une lecture atypique non dénuée de charme. L’auteur de L’Ascension du haut mal, chef d’œuvre autobiographique qu’on ne présente plus, a chaussé ici sa casquette de scénariste. Pour le dessin, il s’est adjoint les services d’Eric Lambé, co-lauréat quelque peu oublié du Fauve d’or en 2017 pour Paysage après la bataille, une œuvre boudée par le public, probablement pour son côté abscons et austère.
Avec Antipodes, on se rapproche beaucoup plus des codes traditionnels de la bande dessinée pour offrir au lecteur un récit fluide et accessible se déroulant dans un Brésil où les Blancs sont au début de leur emprise sur ce vaste pays. C’est par les yeux d’un personnage hors normes et quelque peu lunaire, Nicolas, que l’on va découvrir à quoi pouvaient ressembler les interactions entre des Européens en « mission civilisatrice » et la tribu locale réputée pour son cannibalisme.
Le dessin d’Eric Lambé recèle un charme naïf et désuet, évoquant les précurseurs de la bande dessinée du XIXe siècle, tels Rodolphe Töpffer ou, au début du XXe, Winsor McCay, voire dans une certaine mesure les peintures du Douanier Rousseau pour les scènes dans la jungle. La discrète touche de modernité est à rechercher dans la mise en couleur, avec en particulier ce violet décalé d’une brillance obscure, un rien psychédélique.
En évoquant la brève présence des Français dans le Brésil du XVe siècle, bientôt chassés par les Portugais, ce récit donne à David B. l’occasion de déplacer la perspective historique en relativisant la « sauvagerie » de ces Indiens du Brésil, car si ceux-ci consommaient de la chair humaine (estimant par ailleurs que ceux qui la mangeaient crue étaient des sauvages !), ils étaient un peuple paisible à la physionomie avenante, vivant en harmonie avec les éléments, loin de l’image d’Épinal du barbare primitif. Et comme on le verra, leurs « proies » promises au festin semblaient accepter leur sort avec philosophie. La sauvagerie n’était-elle pas plutôt le fait des colonisateurs, qui n’hésitaient pas à massacrer ces peuples quand ils ne voulaient pas collaborer ? Cela étant, David B. ne fait pas non plus dans le mythe rousseauiste du bon sauvage. Dans ce livre, on découvre que les Tupinambas, dès lors qu’ils étaient menacés, n’hésitaient pas à se défendre de la façon la plus sanglante, peu importe que l’attaquant soit l’Homme blanc ou une tribu adverse. Recourant à un humour subtil, l’auteur en profite pour tacler la religion des conquérants, adeptes des conversions forcées, face à des Indiens qui eux, « ne cherchent à convertir personne », confortant la décision de Nicolas à vivre parmi eux.
Si l’on retrouve la fascination de David B. pour les scènes de bataille, celui-ci puise également dans la mythologie de ces peuples pour introduire une part d’onirisme, avec ce « dieu défiguré » que l’on pouvait voir en creusant un trou dans la terre et qui avait le pouvoir de vous entraîner vers les antipodes si vous ne preniez garde où vous posiez le pied.
Cette fiction historique, au titre judicieux par le fait qu’elle décrit les rapports entre deux mondes aux antipodes l’un de l’autre, se termine par un constat en demi-teinte. Le rapprochement de deux cultures trop différentes a de fortes chances d’être compromis par divers obstacles, que ce soit la langue ou les mœurs, mais de l’échange il en restera toujours quelque chose. Non pas un enrichissement matériel qui resterait vain, mais a contrario un gain de l’ordre de l’impalpable, un apport spirituel qui changerait notre façon de voir le monde et d’accepter les différences. Doté d’une belle édition avec une couverture toilée pour le côté rétro, Antipodes s’avère globalement une lecture très plaisante avec une immersion bienvenue dans un univers peu habituel mais plutôt envoûtant.
Laurent Proudhon
Antipodes
Scénario : David B.
Dessin : Eric Lambé
Editeur : Casterman
112 pages – 22 €
Parution : 28 août 2024
Antipodes — Extrait :