« Roissy » de Tiffany Tavernier : un roman qui saisit la vie d’un aéroport

Roissy, de Tiffany Tavernier est une étrange histoire en parfaite harmonie avec la magie de l’aéroport.

© Sophie Bassouls

Tout petits déjà nos parents nous emmenaient à Orly voir les avions décoller, comme le chantait Gilbert Bécaud ! Les aéroports sont, avec les gares, des havres privilégiés en dehors du monde et du temps : on y est en transit, toujours entre deux, entre un départ ou une arrivée, une escale ou une autre, les yeux grands ouverts sur un tableau de destinations plus ou moins lointaines ou exotiques. Des possibles et des futurs, en veux-tu, en voilà, peut-être même que le passé n’existe plus.

Avec Roissy, Tiffany Tavernier (la fille du cinéaste Bertrand Tavernier) nous plonge au cœur de cet univers parallèle, comme on a pu le découvrir dans le film Le Terminal. Elle dit s’être inspirée d’un article britannique sur une femme sans domicile qui vivait dans l’aéroport d’Heathrow.

Une femme qui erre jour et nuit depuis des mois dans l’aéroport. On ne connait pas son nom, elle non plus ne sait pas comment elle s’appelle, quelle peut être sa vie, quelle a pu être sa vie d’avant : elle est amnésique, les brumes de sa mémoire laissent deviner un drame. « […] Sur les raisons possibles d’une telle amnésie, tous les livres du rayon psychologie du point Relay étaient unanimes : seul un très gros choc émotionnel pouvait expliquer une si grande perte de mémoire. »

Il y a là quelques sdf, Josias, Vlad, … qui ont trouvé refuge dans les sous-sols du T2A, non loin d’un algeco d’Emmaüs qui sert le café chaud. Et puis les employés du lieu dont elle lit les noms sur les badges et qui lui racontent leurs tranches de vie. Il y a là Imen, femme de ménage au T2D, Lucie à la pharmacie, Rémi, le recycleur de chariots, Philippe, le chef cuisinier, Viviane, une ergothérapeute du T2E, Anthony maître chien renifleur et sa chienne Ilka, ou encore Kathy, serveuse au Grand Comptoir. Il y a même quelques « sans-abri cols blancs » qui viennent chercher un abri chaque soir et repartent travailler à Paris le lendemain matin (si, si).

Devant les portes coulissantes des arrivées, il y a là aussi un homme énigmatique qui attend régulièrement l’arrivée du vol AF 445 Rio-Paris (celui qui a remplacé l’AF 447 crashé en 2009), sans doute parce que « chaque matin, lorsque les portes des arrivées s’ouvrent sur les passagers du Rio, c’est comme si tous ressuscitaient ».

L’errance d’une femme seule, amnésique, qui traîne dans les aérogares de Roissy, se lave dans les sanitaires, chaparde de quoi manger à droite à gauche, dévore des bouquins au point Relay et marche, marche, sans cesse comme tout le monde en ce lieu. « […] Marcher, oui. Sans cesse. Seul moyen de ne pas se faire repérer par l’un des mille sept cents policiers affectés à la sécurité ou par l’une des sept cents caméras. […] Se fondre dans la foule en tournant sans fin pour me protéger des regards, ceux des SDF dont je ne veux surtout pas faire partie, ceux des policiers, ceux des opérationnels enfin, plus de cent mille personnes ici. […] Au Relay, je termine de lire ‘Mort d’une héroïne rouge’, pioche un nouveau roman au hasard. »

Elle s’invente sans cesse de nouvelles vies (faute de connaître la sienne). Elle écoute patiemment celles de ceux qu’elle croise dans ses errances. « […] « Et vous, vous partez où ? – Moi ? À… Shanghai. J’ai rencontré quelqu’un là-bas. Je compte peut-être m’y installer. » […] Hier, je suis partie à Naples, Nairobi et Abidjan, m’improvisant tour à tour prof d’histoire, chef de produit L’Oréal, femme d’expat’ militaire… Femme d’expat’, c’était une première et j’ai été brillante. »

Un petit bouquin qui capture parfaitement la magie du lieu. Le lecteur, à l’instar des personnages croisés dans cette déambulation, se prend d’affection pour cette femme au passé mystérieux qui erre de salle d’attente en salle d’embarquement.

On ne peut s’empêcher d’être intrigué par les coulisses de cet aéroport-ville qu’on ne fait jamais que traverser en transit, sans vraiment s’y attarder ni s’y intéresser, pressés que nous sommes de rejoindre une « destination », contrairement aux personnages de cette histoire.

La prose de Tiffany Tavernier est particulièrement bien maîtrisée, laissant apparaître juste ce qu’il faut d’étrangeté et de poésie, du moins jusque à mi-parcours, quand le récit se laisse malheureusement envahir par les rêveries, les délires et les souvenirs, quand tout bascule, quand les vitres du cocon aéroportuaire se fissurent pour laisser entrer la vraie vie, quand la mémoire revient.

« […] Je ne peux juste plus m’arrêter. Nous avons deux enfants, et non, malheureusement aucun. Notre mère vient de mourir. Notre fils aîné va se marier. Il est bouddhiste. Nous venons à peine de nous rencontrer. Il est mon beau-frère, mon frère, mon cadet, mon jumeau. Nous sommes à la tête d’une association de protection de pêche. Nous sommes vétérinaires, agrégés de lettres, électriciens, amateurs d’opéra…Dès le premier mensonge, il me supplie d’arrêter, mais peu à peu, face aux énormités que je débite, à l’empathie qu’elles suscitent, ses défenses, malgré lui, lâchent. Il se prend même à sourire. »

Bruno Ménétrier

Roissy
Roman de Tiffany Tavernier
Editeur : Sabine Wespieser
280 pages – 7,20 € (poche)
Date de parution : 22 août 2024

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