Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, Live At Leeds, où les Who transcendent littéralement le concept d’une performance « live ».
Live at Leeds est souvent considéré comme l’un des tout meilleurs albums « live » jamais publiés, au point que c’en est devenu un cliché. Il est d’ailleurs tellement « impressionnant » formellement que des rumeurs malignes ont longtemps circulé sur le fait qu’il s’agirait là d’un « faux live », et bien plutôt d’un enregistrement studio trafiqué, ou au mieux d’un « live » largement rejoué en studio ! On peut au contraire argumenter qu’il est le plus « live » de tous les albums « live », l’énergie qui s’en dégage étant tout simplement inconcevable à produire dans un studio d’enregistrement. Mais, mieux encore, vu de 2024, il est une véritable capsule spatio-temporelle : on y entend un moment exceptionnel de la charnière des années 60 – 70, capturé sur vinyle, sur scène, là où un groupe, en pleine possession de ses moyens comme l’étaient les Who à ce moment-là, démontre pourquoi il était l’un alors des « piliers » de la musique de son époque.
Cela vaut la peine de revenir rapidement sur le cas, finalement assez particulier, des Who. Groupe étendard du mouvement « mods » ayant explosé commercialement comme faiseurs de de tubes rock calibrés pour les charts (I Can See For Miles, I Can’t Explain, etc.), The Who ont infléchi leur trajectoire sous l’emprise des ambitions délirantes de Pete Townshend, leur guitariste-leader. La sortie du double album « opéra-rock » Tommy en 1969, fut une révolution musicale, et les plaça tout en haut de la hiérarchie des groupes qui non seulement comptaient, mais faisaient « avancer » le Rock (sans pour autant sacrifier aux sirènes du psychédélisme ni aux clichés proto-classiques du rock progressif qui allaient bientôt fleurir). Je me souviens parfaitement que pendant cinq bonnes années après sa sortie, Tommy fut considéré par les rock critics comme l’un des plus grands albums de Rock. Il fut d’ailleurs décliné en version théâtrale / comédie musicale, puis en version cinéma par l’ineffable Ken Russell en 1975. Or aujourd’hui, il ne figure plus dans les listes de disques préférés de personne, et n’apparaît plus que très rarement dans les classements « officiels » des grands albums. A la différence de ce Live At Leeds, justement, qui s’est ri du passage des années, et que nul mouvement musical – comme l’explosion punk de 1976-1977 – n’a rendu ridicule…
Oui, le Live at Leeds original est le live le plus monstrueusement « rock’n’roll » qui soit : c’est aussi le disque qui – en parallèle avec le succès de Led Zeppelin, évidemment – a fait basculer toute une génération dans l’enfer du heavy metal, des solos de guitare ou de batterie interminables. Je parle ici de l’original, parce qu’il existe désormais une version « longue », comportant l’intégralité du concert donné ce jour là dans une salle de taille modeste de l’Université de Leeds devant un public qui n’en croyait ni ses yeux, ni ses oreilles, et qui rend hommage à toutes les facettes du talent des Who. Ceci dit, il n’y a pas photo entre les versions, l’intensité et la radicale brutalité de la version de 1970 sont indépassables !
Il faut aussi, avant de passer au détail des chansons, signaler le coup de génie de la pochette originale – en papier agrafé – du vieux vinyle, et la mention des fameux « craquements » qu’il ne fallait pas « corriger », contribuant à la mythologie de ce faux « disque pirate » : il s’agissait après tout de la naissance d’un marketing retors et malin sur le dos de notre ingénuité de fans, mais nous avions tous l’immense fierté de tenir entre nos mains un objet qui semblait à la fois rare et clandestin…
La tracklist de 6 titres sur l’original de Live At Leeds a la particularité d’offrir trois chansons du groupe et trois reprises de « classiques », et c’est d’ailleurs sur une version sauvage du Young Man Blues de Mose Allison que s’ouvre l’album : Pete Townshend propulse la chanson vers le rock le plus brutal avec dss riffs tranchants, Keith Moon livre une performance aussi chaotique que magistrale, le chant de Roger Daltrey capture toute l’exubérance et toute la frustration juvénile contenues dans les paroles. A l’époque de la sortie de Led Zeppelin IV, disque incontournable dans les cours des lycées, nous, qui préférions les Who, avions pris l’habitude de faire comparer aux fans de Led Zep le Black Dog du dirigeable à ce Young Man Blues, pour leur faire toucher du doigt à quel point l’émotion du Blues était plus brûlante, plus inspirante sur Live At Leeds. Faites le test vous-même : aujourd’hui encore, ce sont les Who qui dominent le jeu.
On enchaîne avec Substitute, un classique du répertoire des Who, qui conserve ses racines pop tout en gagnant énormément en intensité. John Entwistle nous offre une ligne de basse monstrueuse, qui soutient impeccablement le jeu de ses camarades. La version de Summertime Blues, le classique du rockabilly, le hit d’Eddie Cochran, qui suit est certainement l’une des plus célèbres. C’est en tout cas la plus puissante que nous connaissions. A noter que les interventions vocales d’Entwistle, jouant le rôle des « autorités », ajoutent une touche d’humour, mais ce sont avant tout les roulements de batterie frénétiques de Keith Moon qui donnent une urgence inédite à cette chanson qui, à l’origine, célébrait la légèreté estivale. Pas à Leeds, Eddie, pas à Leeds !
Shakin’ All Over est un autre standard rock, de Johnny Kidd & The Pirates cette fois, mais les Who se l’approprient de manière radicale, voire même expérimentale : Townshend multiplie les variations de texture sonore, et Moon part dans tous les sens sans rien perdre de son affolante précision. Le point culminant de l’album arrive ensuite : une version épique, complexe, de près d’un quart d’heure de l’emblématique My Generation. Townshend, qui n’abandonne pas ses velléités d’opéra rock, y introduit des extraits de Tommy, comme See Me, Feel Me, et en fait un mini chef d’œuvre expérimental.
Magic Bus clôture l’album, dans une atmosphère plus détendue mais toujours aussi énergique : la structure répétitive du titre, et son riff hypnotique, donnent à Moon et Entwistle l’opportunité de broder à l’envi, créant un sentiment de crescendo dynamique envoûtant.
Immense démonstration de la puissance live d’un groupe maîtrisant totalement son sujet – le rock dur, très dur, mais également l’audace formelle et la frénésie – Live At Leeds restera le sommet de la discographie de The Who, qui auront néanmoins encore l’occasion de briller dans les charts avec Who’s Next. Avant de peu à peu s’éteindre, avec la disparition tragique de Keith Moon, puis celle de John Entwistle. Mais c’est un autre histoire.
Eric Debarnot
Ces lignes sont désolantes. Tommy reste et restera une œuvre majeure du rock. Il est clair que vu le niveau désespérant de la musique qui nous est proposée aujourd’hui, Tommy de par son propos et la richesse de sa musique ne trouverait pas son public. Il est néanmoins intéressant et de constater qu’un public très jeune assiste aux concerts des Who, ce qui est symptomatique d’un groupe qui ne s’est pas éteint contrairement à ce que vous affirmez péremptoirement….
Cela fait très plaisir de croiser ici quelqu’un qui n’a pas oublié « Tommy » ! Et que désolent nos pauvres commentaires pessimistes sur la postérité de cet opéra rock qui avait marqué son temps ! See Me Feel Me Heal Me !
Il est exact qu’en 2024, les Who sont encore une tête d’affiche lucrative, mais n’est-ce pas avant tout grâce à leurs vieux classiques et à la voix bien conservée de Daltrey ? Cela fait bien longtemps que leur fonctionnement interne n’est plus celui d’un groupe au sens strict du terme, soit une entité créative à même d’évoluer sans faire recette sur son passé lointain. J’ai beau avoir apprécié Who en 2019, je ne vois pas en quoi parler d’extinction progressive pour un groupe ayant publié quatre albums en quarante ans serait péremptoire. Ce qui l’est davantage, en revanche, c’est d’avancer qu’un album comme Tommy ne trouverait pas son public à l’époque moderne. La réponse la plus viable, c’est que l’on sait absolument rien.
Premièrement, corréler l’argument à une pure opinion sur le « niveau désespérant » de la musique actuelle, c’est bâtir une supposition sur… une autre supposition. L’activité de Benzine prouve largement que chaque année révèle de nouveaux artistes et que l’impact d’une carrière s’évalue dans le temps. Quand bien même le secteur musical a connu d’immenses changements depuis 1969, principalement sur le plan industriel et commercial, ils ne sont absolument pas récents. Je n’ai personnellement pas trouvé le temps en 2024 pour couvrir tous mes albums préférées. Je ne dis pas que le Who’s Next de notre génération se trouve parmi eux, mais les critiques de 1971 n’avaient pas plus la possibilité d’affirmer la postérité de Who’s Next, justement. On ne peut que s’extasier sur ce qui nous plait en espérant que l’avenir sera du même avis.
Relire l’héritage de l’histoire est aisé, mais prophétiser est une impossibilité, tout comme l’examen d’une temporalité alternative. Spéculer sur la sortie « actuelle » de Tommy revient à l’extraire d’une carrière amorcée durant une époque radicalement différente. De plus, le cas d’un opéra rock exemplifie ce rapport de poule à œuf qui rend la question insolvable. Tommy a littéralement contribué à l’avènement du concept-album, au même titre que d’autres monuments comme Ziggy Stardust, The Wall, ou In the Wee Small Hours de Sinatra. Il est absurde de conjecturer la façon dont une œuvre ayant posé les bases d’un format pourrait s’inscrire dans sa propre descendance. C’est tout simplement une impasse de raisonnement.