Voilà un récit tout à fait singulier, qui évoque une catastrophe écologique de grande ampleur (la montée des eaux), mais qui ne fait pas pour autant dans le post-apo. Qui plus est, cela ne vient qu’en second plan d’une chronique sociale lorgnant vers le thriller, non dénuée de charme.
Écosse, 2045. Avec le réchauffement climatique, l’ère des mégamarées a commencé et les habitants de la côte ont dû abandonner leurs maisons. Les deux frères Calloway pensaient s’être adaptés à leur nouvelle vie de pêcheurs d’algues – la mer s’étant vidée de ses poissons. Jusqu’au jour où leur jeune frère Wyatt, promis à un avenir brillant, perdit la vie dans un accident aux circonstances mystérieuses. Assailli par le chagrin et la colère, Travis n’admet pas cette perte cruelle et se décide à mener sa propre enquête…
Submersion est une bande dessinée déconcertante, et ce à plus d’un titre. Tout d’abord par le mode de traitement du thème abordé : la montée des eaux liée au réchauffement climatique, comme s’accorde à le penser aujourd’hui la majorité des scientifiques. Et comme l’histoire se déroule vingt ans dans le futur, on penserait avoir affaire à un récit d’anticipation post-apocalyptique. Or, il n’en est rien. Ici, la question environnementale ne sert que de toile de fond à un récit plutôt ordinaire, qui pourrait se passer aussi dans le présent, voire dans le passé. On ne trouve guère d’indices dans le dessin, qu’il s’agisse des décors, des habitations, des véhicules ou des objets de la vie courante, pour signaler une différence d’époque, si ce n’est les entrepôts abandonnés, avec quelques carcasses de voitures à proximité.
De manière surprenante, Submersion n’est donc pas un récit anxiogène malgré un thème qui arrive désormais en bonne place des préoccupations des opinions publiques mondiales, exception faite bien sûr des climato-sceptiques et de nos « décideurs ». L’axe narratif se fait autour du personnage de Travis, qui ne se remet pas de la mort de son frangin Wyatt. Plongé dans une colère noire éclipsant sa douleur, Travis semble en vouloir à la Terre entière car il en est persuadé, cette histoire d’accident sous l’emprise de l’alcool pourrait dissimuler un meurtre. Devenu suspicieux et irascible, ses soupçons vont se tourner vers Joseph, le garagiste du coin réputé pour plumer ses clients. Persuadé que la police ne veut pas l’écouter, il va endosser lui-même le rôle du justicier…
Il faut bien l’avouer, Iwan Lépingle a réussi avec Submersion à créer quelque chose d’unique, loin d’être déplaisant. Le livre dégage une ambiance irréelle, « fortement iodée », où les couleurs paraissent délavées par le ciel laiteux d’Écosse — un peu comme si l’océan atlantique était venu projeter ses marées jusqu’à Tours ou Angoulême. Si l’on aperçoit quelques « mobile homes » suggérant que des déplacements de population ont eu lieu, aucun personnage ne semble réellement attristé d’avoir perdu son habitation et ses biens. D’ailleurs, rien ne vient trop situer le contexte avec précision, alors on suppose que la solidarité a joué. C’est donc une vision plutôt acceptée du changement climatique, pour ne pas dire résignée, mais on ne saurait en vouloir à l’auteur de survoler la question, puisqu’après tout, elle n’est que le prétexte à créer cette atmosphère particulière.
L’agréable ligne claire vient nous fouetter le visage tel une brise océanique vivifiante, sans s’appesantir sur la catastrophe climatique qui a eu lieu, préférant montrer une nature qui reprend doucement ses droits dans une Écosse encore peu impactée par l’activité humaine. Lépingle aime poser ses ambiances en nous offrant de larges plans muets représentant des entrepôts laissés à l’abandon et des ponts désertés où vient s’ébattre en toute sérénité la faune ornithologique. Pour notre plus grand plaisir, la ligne claire comporte toujours ses adeptes dans le neuvième art, et celle-ci se pose en héritière incontestable du style Hergé.
Si la narration, plutôt bien construite, sait entrecroiser scènes psychologiques et scènes d’action, on pourra regretter un dénouement un peu à l’arrache, et pour éviter cela, il aurait peut-être mieux valu creuser davantage le personnage du « méchant », à l’instar de la plupart des autres protagonistes qui eux sont plutôt bien campés. De plus, cette conclusion très « héroïque » brouille un peu plus les pistes quant au véritable propos du livre, puisqu’au final, nos « héros » se réjouiront (ceci n’est pas un spoiler) d’avoir découvert un stock de pierres sous-marines destinées à la fabrication des batteries électriques… Et quand on sait que l’exploitation des terres rares est l’une des dernières bêtes noires des mouvements écologistes, on s’interroge…
Cela ne remet pas outre mesure en question la bonne impression que l’on a au sortir de ce one-shot, et Iwan Lépingle, auteur en solitaire qui assure le stylo et le pinceau, nous a déjà fait de belles propositions récemment avec les deux polars Akkinen – Zone toxique et Esma, déjà publiés tous les deux chez Sarbacane, l’éditeur qui a du nez pour dénicher des auteurs originaux. On peut donc se lancer, sans crainte d’être trop déçu, dans la lecture de Submersion.
Laurent Proudhon