Il fallait que ce soit un réalisateur « étranger », belge en l’occurrence, qui nous offre le premier portrait cinématographique crédible, complexe et « non-manichéen » de l’Amérique trumpienne. En regardant droit dans les yeux les êtres qui essaient de franchir « le mur » entre Mexique et USA, et ceux qui tentent de les empêcher, Philippe Van Leeuw nous offre un vrai film politique.
On parle beaucoup, partout, de cette fameuse Amérique trumpienne, réactionnaire, raciste, inculte, et de la fracture qui la sépare de l’Amérique que nous, Européens, disons « aimer », celle des côtes, du libéralisme sociétal, de la « culture ». Mais, paradoxalement, cette réalité-là, indiscutable et essentielle à la compréhension de notre époque, ni le cinéma hollywoodien, ni les plateformes globales de streaming ne nous l’ont réellement montrée. Ou tout au moins jamais sans avoir recours aux clichés caricaturaux – et largement méprisants – qui ont toujours été réservés aux « rednecks » par l’industrie du divertissement.
The Wall, dont le titre fait référence au fameux « mur », promis et à demi-érigé par Trump lors de son premier mandat, pour protéger l’Amérique blanche de l’invasion des migrants latino-américains, est un film remarquable à plusieurs points de vue, cinématographique en particulier. Mais ce qui nous frappe le plus, c’est bien qu’en le regardant, on se dit qu’on n’a jamais vu encore cette Amérique-là filmée avec autant de justesse, de complexité, d’empathie aussi. Et pourtant son auteur (scénariste et réalisateur) est Philippe Van Leeuw, un Belge, sa production est européenne, et son personnage principal est interprété par Vicky Krieps, la meilleure jeune actrice allemande de ces dernières années. Mais, sans doute, fallait-il une équipe qui ait un regard totalement extérieur à la situation pour éviter aussi brillamment toutes les chausse-trappes du sujet du film, pour accorder son empathie, sa compassion, aussi largement de part et d’autre du « mur », mais aussi de cette fameuse « fracture » sociétale.
Jessica travaille dans la police des frontières de l’Arizona, qui patrouille incessamment pour arrêter les migrants tentant d’entrer aux USA. Jessica a FOI en sa mission : elle est un REMPART contre la barbarie, elle protège la civilisation blanche de la vermine latino qui tente de l’engloutir. Pour faire ce boulot, mieux que ces collègues masculins, aussi machos que finalement laxistes, elle nourrit son quotidien de sa haine de l’autre, qui lui tient lieu de carapace. Elevée par un père qui pratique avec ses « clients » la chasse armée aux migrants, limitant ses rapports sexuels à des relations tarifées (c’est elle qui paie…) qui semblent finalement plus servir à nourrir son ressentiment contre les hommes et les étrangers, Jessica semble avoir perdu toute humanité. Pourtant, face à sa belle-sœur victime d’un cancer en phase terminale, une autre Jessica paraît : une jeune femme sensible, attentionnée, généreuse, blessée par la vie…
The Wall prend son temps pour nous présenter Jessica, son quotidien, ses bons et ses mauvais côtés, avant que « l’action » ne commence réellement, lors de la rencontre entre une patrouille de police et deux migrants sur lesquels on a tiré. Jessica va alors commettre le geste que l’on redoute d’elle depuis le début. Mais le film ne bascule pas pour autant, car, de manière assez audacieuse, Van Leew a introduit face à Jessica un nouveau personnage : Jose Edwards, indien de la tribu des Tohono O’odham (Mike Wilson, lui même amérindien, dont il semble que le personnage du film soit inspiré). Parce que sa tribu a vécu sur ce territoire avant qu’une frontière n’y soit créée, il ne croit pas dans ce « mur » inventé par les Blancs, et il considère que son devoir d’homme est de porter assistance à quiconque est en difficulté. Pour nous, il est l’image même de la raison, de « l’honnête homme » à l’intégrité morale indiscutable. Pour Jessica, il est une « ordure de passeur ».
Au delà de la force de son sujet – plus universel qu’il ne semble, puisque la « haine » de l’autre se répand comme un poison de ce côté-ci de l’Atlantique aussi -, The Wall est un moment de très beau cinéma, qui préfère filmer la vérité des personnes plutôt que leur discours. Puisque bien sûr, comme toujours, chacun a ses raisons : le migrant guatémaltèque doit absolument franchir la frontière pour retrouver sa famille aux USA ; le ranchero amérindien ne saurait accepter d’être dépossédé de son droit élémentaire de parcours à pied le pays de ses ancêtres ; les policiers doivent exécuter les ordres qu’on leur donne, et même mentir à l’occasion, pour garder leur boulot… Et Jessica ne pourrait survivre dans un univers aussi hostile sans cette foutue carapace qui la protège.
Il est sans doute inutile de souligner que Vicky Krieps fait une fois de plus un travail exceptionnel, dans un rôle qui semble totalement à l’opposé des femmes douces qu’elle interprète souvent. Elle est effrayante, haïssable, et pourtant tellement humaine. Grâce à elle, The Wall, film raide et malaisant, doit être vu. D’ailleurs, il est incompréhensible que la distribution en salle d’un film aussi fort, sur un sujet aussi important, ait été aussi mal traitée. Peut-être parce que Noël approche, et que The Wall n’a rien d’un conte pour enfants ?
Eric Debarnot