Prix de la mise en scène cannois mérité, Grand Tour rappelle que Miguel Gomes est un cinéaste aussi doué qu’incapable de réussir (pour le moment ?) un film d’un bout à l’autre.
Au cinéma, le talent évident ne suffit pas toujours à faire des grands films. A ce petit jeu, le Portugais Miguel Gomes est un des premiers noms à me venir à l’esprit. Peu de cinéastes produisent chez moi un tel effet de montagnes russes à l’intérieur d’un film. Au gré des séquences je peux passer de la fureur à l’émerveillement. Ce cher mois d’août, film qui initia sa gloire critique française, tutoyait pendant une heure Rozier à son meilleur. Mais restait quand même 1h22mn au-delà du pénible, le film confondant parfois se perdre et aller droit dans le mur.
Meilleur film du cinéaste à ce jour, Tabou rendait sa première partie interminable pour cause de désespoir forcé. Filmé dans un somptueux noir et blanc lorgnant comme son titre l’indique vers Murnau, le film décollait dans sa seconde partie située dans le Portugal colonial du début des années 1960, retrouvant la force des grands mélodrames hollywoodiens du muet.
Le film incitait certes à pointer le caractère factice du Portugal colonial montré. En le confrontant à sa première partie contemporaine ou via des anachronismes un peu grossiers (les musiciens jouant des morceaux pas sortis à l’époque). Mais, comme souvent au cinéma, la magie l’emportait. Tabou était (et c’est toujours ça de pris) une demi-purge suivie d’un demi-film sublime.
Grand Tour part quant à lui d’un passage du livre A Gentleman in the parlour de Sommerset Maugham. Dans le livre, un Anglais vivant en Birmanie avait fui sa fiancée à travers l’Asie avant d’être rattrapé et de finalement vivre un mariage heureux… Gomes ajoute à ce pitch de femme poursuivant à travers l’Asie son fiancé en fuite l’idée d’Asian Grand Tour. Un nom donné au début du XXe siècle à l’itinéraire qui part d’une des grandes villes de l’Empire britannique, en Inde, et s’achève à l’Extrême-Orient.
Gomes et son équipe vont effectuer cet itinéraire en Asie et y capter des images documentaires. Ils filment des éléments (danses, spectacles de marionnettes…) qu’ils ne peuvent ou ne souhaitent pas reproduire en studio. Mais le trajet est interrompu par le confinement. Ne pouvant se rendre à Shanghai, Gomes rentre à Lisbonne. Il dirige alors en temps réel son équipe présente en Chine. Les parties fictionnelles sont ensuite tournées en studio à Lisbonne et à Rome.
Le tournage du film a donc été marqué par l’idée de césure, de séparation. C’est aussi le cas de ce qu’il raconte. En 1918, Edward, fonctionnaire de l’Empire britannique, s’enfuit le jour où il devait épouser sa fiancée Molly. Dans une seconde partie, une Molly déterminée à se marier part à sa recherche et suit les traces de son Grand Tour à travers l’Asie. La première limite du film est d’avoir oublié d’écrire des personnages attachants. Edward incarne rarement autre chose que la lâcheté et les réactions cyniques de Molly lors de son trajet sabotent le capital sympathie du personnage. Du coup la dimension tragique de la fin n’émeut pas.
Gomes utilise aussi lourdement des procédés à l’artificialité assumée pour désamorcer le caractère préfabriqué de l’Asie coloniale du film. En particulier par le langage, jusqu’à la coquetterie. La voix off est dans la langue asiatique de chaque pays traversé. Des personnages de nationalité anglaise parlent portugais. On est aussi dans le décoratif avec le BIP manquant les insultes ou les rappels que tout ceci n’est que cinéma (un portable qui sonne, un plan sur le directeur de la photographie).
Reste le cas des images documentaires insérées dans le récit. Je suis le premier à aimer un certain cinéma fauché. Mais leur présence n’a d’autre valeur que de signaler que Gomes ne dispose pas des moyens financiers d’un cinéaste hollywoodien. Qu’apporte l’arrivée au milieu d’un récit situé en 1918 de plans du Japon actuel ? Qu’apportent ces plans sur une voyante portant une casquette alors que la voix off nous signale que Molly consulte une voyante ? Ces images ne dialoguent jamais avec des parties en studio retrouvant la vista visuelle de Tabou.
Prix (mérité) de la mise en scène à Cannes, Grand Tour a au moins un atout : s’il ne retrouve pas la magie des meilleurs moments de la filmographie du cinéaste, il n’est jamais aussi pénible que ses pires. Mais la sensation d’un énorme potentiel gâché demeure.
Ordell Robbie