Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : les Stooges cognent très fort sur ce Fun House incendiaire et désormais culte, qui défonce tout sur son passage dans un fracas jouissif, rauque et teigneux.
En 1970, le directeur d’Elektra, Jac Holzman, demande à Don Gallucci de produire le deuxième album des Stooges, afin de capter l’énergie du groupe qui met le feu sur scène, stage diving oblige. Avec de nouveaux titres composés en tournée, Iggy et ses lascars recherchent surtout un son plus agressif que celui de leur premier album qu’ils jugent « trop décontracté » (sic)… Ils s’installent donc à Los Angeles en mai dans le studio du label qui accueillit déjà les Doors et les Stones. L’endroit est alors à la pointe de l’acoustique et du matériel d’enregistrement. Nos quatre énergumènes débarquent donc du Michigan pour cramer les vumètres sans vergogne façon garage… Cela tombe bien puisque Don Galluci, ancien membre des Kingsmen, célèbres pour leur reprise de Louie Louie, connait fort bien son affaire. Rescapé d’une session avec Barbra Streisand, l’ingénieur du son Bryan Ross-Myring confie aux frères Asheton qu’il s’éclate davantage avec eux… Durant l’enregistrement, dans une pièce dépouillée, les enceintes et les amplis sont disposés comme sur la scène pour atteindre un son le plus live possible. Un micro suspendu en l’air capte la voix d’Iggy tortillant à l’aise au milieu de ses camarades à l’aide d’un micro portable. Après des mois de tournée, le groupe est vraiment très affuté, ayant appris le métier sur le tas. A la basse, Dave Alexander envoie du lourd. A l’origine bassiste lui aussi, Ron Asheton joue avec de grosses cordes sur sa guitare contribuant à ce son lancinant. Son frère Scott pilonne à la batterie sans fioritures. A son meilleur, Iggy chante, grogne, hurle, susurre des textes ramassés et tranchants, une performance démente.
Fun House… Selon Iggy, qui trouva le titre lors d’une hallucination bien droguée, le groupe « démarre comme une Ferrari dès le premier jour. » N’écoutant que son devoir, bien évidemment, l’Iguane prend chaque matin de l’acide afin « de diffuser des vibrations et de la foi dans le groupe ». Apparemment, c’est une pleine réussite puisque les Stooges enregistrent chaque jour de multiples prises de chaque chanson, avant de choisir la version destinée à l’album. A l’instinct. Dans le respect de la setlist de leurs concerts, le premier jour pour Loose, puis le jour suivant Down On The Street, et ainsi de suite. L’intégralité des sessions, désormais disponible, témoigne de cet abattage forcené à la recherche du titre le plus percutant. Les chansons Slide et Lost In The Future sont abandonnées parce que ces blues sonnent trop proche de l’immense Dirt. A la fin des sessions, de rares overdubs sur la voix et la guitare finissent l’ouvrage. Du brut et du primitif, donc. Mais ce n’est pas tout… Amateurs à l’occasion de John Coltrane, les Stooges ont aussi apprécié le saxophone de Curtis Amy sur le dernier disque des Doors, The Soft Parade. Iggy est donc à la recherche d’une énergie dépassant « ce que l’on pouvait atteindre avec la guitare, la basse, la batterie et le chant. » Venu aussi de Detroit, le saxophoniste Steve MacKay surgit dans ce chaos pour des stridences cuivrées, engendrant un monstre sonore.
A l’évidence, Fun House joue habilement du format 33 tours. Tandis que la première face balance un coup de poing, forgée sur des morceaux courts et efficaces, la seconde bascule à fond dans une déglingue hors de contrôle. Pourtant, chaque chanson conserve son identité, car les lignes mélodiques survivent tant bien que mal au son distordu, à la voix saturée et ça cogne… Les Stooges sont vraiment en grande forme pour tenir ce point d’incandescence, avec de vraies chansons enragées, loin de sombrer dans une bouillie sonore.
Fun House reprend la setlist de leur tournée, jouée PRESQUE dans l’ordre d’apparition. En effet, le groupe attaquait sur scène avec Loose, mais Don Gallucci lui préfère Down on the Street pour l’intro du disque. Et quelle claque ! Sur quelques accords, les Stooges déroulent impeccablement. La basse et la batterie tapent avec une précision métronomique. Tout aussi ciselée, la guitare mitraille la chanson d’éclats métalliques. Dans le feu, Iggy nous saute à la figure, menace, tordant les syllabes à la Howling Wolf, avec ce qu’il faut de réverbération. A l’affut du single à succès, Jac Holzman demande à Don Gallucci de remixer le titre pour une surprenante version avec des claviers à la Doors, une partition d’orgue très Ray Manzarek couvrant les riffs enragés de Ron Asheton et les hurlements de l’Iguane.
Loose poursuit cette charge de rock stonien boosté par la rythmique implacable des Stooges. Ron Asheton électrise le titre de plus en plus déchiré par Iggy, qui feule et éructe à volonté : « I took a record of pretty music / Now I’m putting it to you straight from hell. » Les vumètres du studio ont certainement morflé lors de cette tuerie garage… « Loooooooooooooord !!! » Avec ce rugissement, T.V. Eye monte d’un cran dans la convulsion. Comme un mantra, « She’s Got TV Eye On Me » étouffe de paranoïa sexuelle avec l’œil de la chatte – “Twat Vibe Eye” (private joke du groupe) – qui reluque méchamment Iggy. Encore une fois, la basse et la batterie pulsent une décharge d’adrénaline. La guitare se déchaine dans une crise de rage. Iggy vrille de sa folie fauve… Une bête sauvage qu’il vaut mieux ne pas approcher. Un break soudain… et le feu reprend pour s’éteindre à 4.18 minutes… Sur la ligne de basse très obsédante de Dave Alexander, Dirt sent le cul. En décalage, Ron Asheton distille une intensité malsaine en jouant de sa pédale wahwah. A la batterie, son frère Scott tient une cadence hypnotique. Iggy patauge vicieusement dans ce blues boueux bien torride.
1970 démarre la face B sur la lancée des premiers morceaux. Les Stooges matraquent sur un rythme de balancier obsessionnel. Mais ça déraille rapidement. Tel un James Brown ravagé, Iggy hurle en boucle « I Feel Alright » avant l’irruption soudaine du saxophone psychopathe de Steve MacKay qui s’incruste furieusement. Titre éponyme de l’album, Fun House monte en ébullition dans cet alliage frénétique de guitare et de saxophone. Blow, Steve ! Le skronk jazz grille sur la chaise électrique du proto-punk. Iggy nous finit en beauté : « Yeah, I came to play and I mean to play real good… » Tout ça pour se fracasser sur le cacophonique L.A. Blues, judicieusement titré The Freak Out durant les sessions d’enregistrement. Sur les 17 minutes originelles, Galluci en extirpe cinq exprimant la frustration des Stooges qui ont le cafard de Detroit dans les chambres miteuses de leur motel californien. Fun House agonise dans ce ravage industriel, fusion défoncée de rock garage, de saxophone féroce et de cris sauvages. Dans mes souvenirs d’adolescence, la première écoute me calma direct, sonné par ce chaos métallique.
Peu après les sessions, Iggy dégage Dave Alexander, qui se ruinait méticuleusement à l’alcool, bientôt membre du club macabre des 27. Largué lui aussi, Steve MacKay s’estima finalement heureux de ne pas sombrer avec les Stooges. Sans succès, le groupe s’abime alors une descente parsemée de concerts chaotiques et d’excès stupéfiants, décourageant Elektra qui lâche les forcenés de Detroit.
Demeure néanmoins cet album primitif, la claque monumentale. L’essence du rock. Très inflammable.
Amaury de Lauzanne