La période de fin d’année, creuse en termes de nouveaux albums, nous permet de revenir sur certains disques que nous avons « manqué » à leur parution : aujourd’hui, le redoutable pink balloons d’Ekko Astral.
Même si l’expérience nous a appris à ne pas faire entière confiance aux jugements des journalistes de Pitchfork, qui se sont clairement distancés du Rock contemporain – surtout s’il n’est pas US – pour privilégier le R’n’B, la pop commerciale et le hip hop, il nous faut admettre qu’ils arrivent encore régulièrement à identifier quelques pépites au milieu de tout ce qui sort de nouveau chaque année. Ils ont en effet mis en pole position de leur sélection Rock le premier album du groupe de Washington DC, Ekko Astral, et pour une fois, faisons leur ce crédit de penser qu’il ne s’agit pas uniquement d’une reconnaissance de la parole transgenre portée par Jael Holzman, bassiste et voix du groupe. Car, au delà de ses violents messages socio-politiques, évidemment bienvenus alors que les sinistres duettistes Trump et Musk sont à la porte du pouvoir absolu aux USA, pink balloons, qui fait suite à un EP live en 2023, The Quartz Farewell, est un petit bijou « hardcore punk-pop ».
Ekko Astral citent d’ailleurs comme influence aussi bien Charlie XCX que les Arctic Monkeys – en particulier pour leurs textes, riches et passionnants -, mais il n’est pas interdit de les considérer comme de dignes descendants des immenses Fugazi : il y a ici un message politique asséné sans compromis, mais également avec une intelligence qui trahit leurs origines de « groupe d’étudiants », cherchant à jouer un rôle dans une société où des droits acquis de fraîche date sont déjà remis en question. Il y a également sur pink balloons des tendances avant-gardistes qui peuvent déstabiliser, et un goût du noise punk extrême mais généreux qui explique que le groupe fasse la première partie de IDLES aux USA. Mais il y a aussi un joli passage « indie pop » de une minute et huit secondes qui passerait facilement pour un clin d’œil aux Go-Betweens (make me young). La voix de Jael Holzman oscille superbement entre fragilité et puissance hystérique, dans une tradition Riot Grrrls qui n’est jamais ici incompatible avec ce qui ressemble à un drôle de voyage introspectif aux accents tour à tour lumineux et sombres.
En ouverture, head empty blues pose le ton en moins de trois minutes : la rythmique surpuissante, les guitares abrasives, l’atmosphère de tension contenue, la voix habitée, tout indique l’apparition d’un groupe important, déjà en pleine maîtrise de son art. Et ça s’aggrave immédiatement avec baethoven, un single audacieux mais irrésistible alliant une rythmique complexe à des lignes de chant éthérées, posées sur un clavier littéralement menaçant : « There’s nothing endless, baby / There’s no Frank Ocean / You should let me be / Your classic love / I’ll be your Baethoven / I’ll be your Baethoven / Yeaaaaaah / The pain of being myself » (Il n’y a rien d’infini, bébé / Il n’y a pas de Frank Ocean / Tu devrais me laisser être / Ton amour classique / Je serai ton Baethoven / Je serai ton Baethoven / Ouaip / La douleur d’être moi-même). Une chanson immense !
uwu type beat sonne de manière plus légère, avec son minimalisme « pop punk by the book », teinté d’humour (?), mais c’est une simple pause « super-fun » avant le retour du malaise sur on brand, titre lourd et brutal soutenu par une batterie explosive et des guitares tranchantes : « And now I’m spending / All my money / On a mass / Hysteria » (Et maintenant je dépense / Tout mon argent / Dans une hystérie de masse). La chanson part salement en vrille dans sa seconde partie, et matérialise mieux que les titres précédents le profond mal-être de la musique du groupe. somewhere at the bottom of the river between l’enfant and eastern market, une sorte de parenthèse (faussement) contemplative associe un extrait de poème d’une amie de Holzman parlant de l’importance d’avoir des conversations difficiles avec les gens qu’on aime, et se terminant sur la voix enregistrée de son grand-père défunt.
Après que make me young ait rétabli une atmosphère plus « positive », sticks and stones est une célébration effrénée des racines punks – colériques – du groupe, et le titre du disque évoquant sans doute le plus Fugazi : « And a bubble brain blasted / Nothing’s funny anymore / Nothing’s funny / I wanna laugh at all the things / I don’t care about / Cause I can’t crushed coffee anymore / They canceled all caffeine / So now it’s last hired first fired » (Et une bulle de cerveau explosée / Plus rien n’est drôle / Plus rien n’est drôle / Je veux rire de toutes les choses / Qui ne m’importent pas du tout / Parce que je ne peux plus moudre du café / Ils ont annulé toute la caféine / Alors maintenant, c’est le dernier embauché qui est le premier renvoyé…). Ainsi s’ouvre la seconde partie de l’album, la plus ambitieuse sans doute : les titres buffaloed – douloureux comme des reflux de bile acide – et surtout devorah creusent encore plus loin dans l’identité sonore et intellectuelle d’Ekko Astral : les 6 minutes de devorah mettent le doigt là où ça fait mal, là où nos convictions politiques s’effilochent sur la vanité de notre soumission à la vie de consommation que le capitalisme nous impose : « Always solidarity with all the missing murdered people / Empath shit / It’s survival isn’t it? » (Toujours solidaire avec toutes les personnes disparues et assassinées / Merde d’empathie / C’est de la survie, n’est-ce pas ?).
Après cette très grosse claque, pink balloons se conclut de manière magistrale sur le long (près de neuf minutes) i90, qui construit progressivement une atmosphère onirique, plus quasiment élégiaque, a priori bien éloignée des déflagrations soniques ayant précédé, mais synthétisant parfaitement les ambitions musicales d’un groupe qui a quelque chose à dire…
Oh, pas des choses agréables à écouter, mais ne savons-nous pas tous déjà que notre époque file un très mauvais coton ?
Eric Debarnot
Ekko Astral – pink balloons
Label : Topshelf Records
Date de parution : 17 avril 2024