Second volet de la future « trilogie de la Sorcière du lac », N’aie pas peur du faucheur voit le génial Stephen Graham Jones monter d’un niveau dans ses ambitions littéraires, et nous offrir un livre complexe, déstabilisant, et… difficile !
Sans surprise, vu son titre (qui est une référence à l’excellentissime chanson du Blue Öyter Cult, Don’t Fear The Reaper, que l’on pouvait entendre dans le Halloween de Carpenter, la matrice originelle de tous les « slashers »), Stephen Graham Jones revient avec N’aie pas peur du faucheur sur les terres du « slasher littéraire ». Soit un genre qu’il a totalement réinventé dans son précédent livre, le fameux et célébré Mon cœur est une tronçonneuse.
N’aie pas peur du faucheur nous est d’ailleurs présenté par Stephen Graham Jones dans sa passionnante postface comme le second volet de ce qui sera une trilogie, « la trilogie de la sorcière du lac », et dont l’héroïne, d’origine amérindienne, est une cinéphile – option « slashers », on l’a compris – passablement rebelle / torturée : quatre ans après les événements sanglants de Proofrock, Jade – qui se fait appeler Jenny, désormais – revient chez elle, malheureusement au moment même où une tempête aux dimensions bibliques s’abat sur la région, et où le mythique serial killer Dark Mill South (amérindien lui aussi) s’échappe lors d’un transfert pénitentiaire, et vient semer la mort et le chaos. Le décor est planté, Graham Jones n’attend pas longtemps avant de nous replonger dans des scènes d’horreur insoutenables, régulièrement à la frontière du fantastique, puisque le lac glacé de la région recèle d’innommables et monstrueux secrets. Et puis, alors que la nouvelle vague de meurtres qui s’abat sur la petite ville semble répondre très fidèlement à des codes cinématographiques bien précis, les choses sont-elles réellement ce qu’elles paraissent ?
Derrière le « plaisir viscéral » du slasher, derrière l’énigme « policière » que Jade / Jenny va devoir résoudre tout en essayant de survivre, il y a chez Stephen Graham Jones, un auteur de plus en plus ambitieux, la volonté de nous offrir une réflexion sur le trauma, à travers la « déconstruction » systématique de la personnalité de son héroïne : il ne se content pas cette fois de « jouer au petit malin » avec ses connaissances – et les nôtres – du « cinéma de genre », mais vise à la pure tragédie. Bien sûr, c’est le principe du jeu, le livre questionne, non sans ironie, les mécanismes du cinéma d’horreur, ainsi que notre fascination malsaine pour la violence la plus extrême, mais grâce à un style littéraire extrêmement complexe, il crée des effets de poésie abstraite et très noire, touchant dans certains passages au pur génie.
Malheureusement, il y a plusieurs bémols à notre enthousiasme. D’abord, ce second volet des aventures de Jade sera littéralement incompréhensible pour qui n’aura pas lu le premier, puisque, même s’il s’agit d’une « nouvelle histoire », le récit revient encore et encore sur le drame du massacre de l’Independance Day, et ne nous présente en aucune manière une multitude de personnages que nous sommes sensés connaître. Ensuite, les références constantes à des films plus ou moins obscurs du genre raviront les initiés, mais épuiseront la bonne volonté des non-adeptes. Enfin, et c’est sans doute le plus ennuyeux, la narration, éclatée entre les points de vue et les temporalités, demande au lecteur une attention inhabituelle pour démêler l’écheveau de cette nouvelle énigme sanglante.
La lecture de N’aie pas peur du faucheur est donc exigeante, probablement de manière exagérée. Elle récompensera certes ceux qui acceptent le défi du « style » complexe de l’auteur, et qui reconnaîtront chez Stephen Graham Jones le nouveau maître incontournable de la littérature horrifique contemporaine (c’est Stephen King qui le dit !).
Les autres en voudront sans doute à Stephen Graham Jones de jouer aussi méchamment avec leurs nerfs et leur patience (même si c’est avec une tronçonneuse, une hache, des couteaux ou un chasse-neige !).
Eric Debarnot