Jerry Cantrell – I Want Blood : Grand saigneur

Et si le vampire le plus important de 2024 était né dans l’état de Washington ? L’architecte d’Alice In Chains signe un nouvel album solo d’une beauté renversante, confirmant que la singularité de sa vision musicale demeure totalement intacte.

© Darren Craig

Peut-on raisonnablement prétendre présenter Jerry Cantrell en 2024 ? La plupart des terriens le connaissent comme l’éminence grise d’Alice In Chains, quatuor séminal que les réfractaires à la grammaire pop d’un Cobain citent régulièrement comme le plus grand groupe de la vague grunge. Le tandem façon Lennon/Macca qu’il formait avec le regretté Layne Staley fut une découverte dont mes oreilles ne se sont jamais remises, car Alice In Chains est le genre de groupe qui change votre vision de ce que peut être la musique. J’avais beau être soufflé par les aigus Plantesques d’un Chris Cornell et séduit par l’alliage Bowio-Morrisonien de Scott Weiland, ma préférence allait toujours au phrasé surnaturel de Staley, taillé dans un jaspe noir de heavy rock Lovecraftien qui s’était instantanément gravé sur mon cœur un soir d’Halloween où, du haut de mes treize ans, j’avais pour la première fois entré sur internet les trois mots « alice », « in », et « chains ». Je me suis rarement senti aussi proche du monde des non-vivants que durant ce trente-et-un octobre.

La même transe paranormale revint me saisir en 2009 à l’écoute de Check My Brain, single d’un Alice In Chains reformé avec le vaillant William DuVall pour doubler la présence au micro et à la guitare. Black Gives Way To Blue n’est pas juste un excellent album. C’est l’un des comebacks les plus réussis d’un groupe ayant surmonté le décès d’un frontman iconique. Une sorte de Back In Black, dans un sens, même si sa substance musicale n’a pas grand-chose à voir avec AC/DC. Depuis, la mouture du groupe post-Staley a acquis ses lettres de noblesses, gravant deux autres albums de belle facture (The Devil Put Dinosaurs Here, sludgy en diable ; et Rainier Fog, rusé et fort d’une chanson-titre tubesque). DuVall s’est brillamment accommodé d’une position peu enviable. Sans jamais chercher à imiter son prédécesseur, il a obtenu le respect auquel sa badassitude totale le prédestinait. Je confesse avoir ressenti une grande émotion en l’entendant rendre hommage à un autre disparu sur une impressionnante reprise de Rusty Cage publiée durant la pandémie de 2020. Cantrell, quant à lui, semble n’avoir jamais perdu la main. Fidèle à une écriture sophistiquée, un style guitaristique unique et un amour pour les climats ténébreux, sa carrière apparaît plus équilibrée que jamais. Voyez plutôt. Trois albums pour AIC période Staley, trois autres pour la période DuVall. Cantrell avait livré deux albums solos avant la reformation du groupe (Boggy Depot en 1998 et Degradation Trip en 2002) et notre sujet du jour parachève la balance en faisant suite à Brighten, premier opus sous son nom depuis la reformation d’Alice. Bien sûr, on peut pinailler sur des détails mathématiques. Il est vrai que le duo d’EPs Jar of Flies et Sap compte quasiment comme un album supplémentaire et que Degradation Trip existe aussi en version double. Néanmoins, le catalogue du monsieur a acquis une symétrie qui mérite d’être saluée, surtout pour un artiste ayant traversé le genre d’épreuves dont certains ne se sont jamais relevés (allez donc écouter Other Voices des Doors ou Endless Wire des Who, vous comprendrez ce que je me refuse à énoncer trop directement).

Pour I Want Blood, Cantrell propose d’abord à Tyler Bates de rempiler après sa production sur Brighten en 2021. Bates étant déjà engagé auprès d’un certain Manson (un sujet pour un autre jour), Jerry frappe à la porte de Joe Barresi. Si ce nom vous dit quelque chose, vous savez qu’il a gagné au change. Evil Joe, comme ses amis se plaisent à l’appeler, est l’un des américains de studio les plus inoxydables, paradoxalement réputé pour sa capacité à sublimer toute forme de rouille sonore. Après avoir fait ses premières armes en mixant les albums de Kyuss, il s’est forgé un cv surréaliste qui comprend, entre autres, Fu Manchu, Nine Inch Nails, Monster Magnet, Queens of the Stone Age, Soundgarden, Jesus Lizard, Satyricon, Skunk Anansie, Tool, Coheed and Cambria, Clutch, Slipknot, Bad Religion, L7, Weezer, ou encore… Kelly Clarkson ? Une marotte personnelle m’impose de mentionner son rôle de producteur sur l’excellent album HCSS des suédois de Hardcore Superstar, que je recommande chaudement à celles et ceux qui aiment le rock affranchi des guerres de clocher entre hard et punk, grunge et métal, etc.

La collaboration s’annonçait donc sous le signe des amplis en éruption, et les premières secondes d’écoute confortent cet espoir. Vilified fait tanguer une batterie sépulcrale, languissante et tendue à la fois, exemplifiant ce fameux idiome à base de métal lourd et de poésie exsangue qui rend le son Cantrell si inimitable. Robert Trujilo, qui fut son bassiste bien avant d’obtenir un siège permanent chez Metallica, sculpte une ligne de basse comme un grand reptile, rampant à travers le ver pilé des riffs étranglés à la wah. Est-ce une talk box que l’on entend sur les transitions ? Si c’est le cas, on a rarement été aussi loin de l’usage qu’en avait fait Bon Jovi. L’intro de Off The Rails suffit à indiquer, pour quiconque en entretenait encore l’illusion, que la météo n’est pas prêt de s’éclaircir. Derrière un refrain hymnique, les mélodies sont malades, harmonisées comme sous l’effet de ce tonnerre intérieur que décrivent les paroles du premier couplet. Afterglow est une nouvelle réussite, où Cantrell joue la basse en plus des guitares, déroulant des arpèges gothiques sur lesquels sa voix s’envole ton sur ton, tel un corbeau de nuit. Il y a une concision presque Beatlesienne dans la mélodie qui sert de colonne vertébral à la composition, dont chaque section semble naturellement apparaître comme un prolongement de celle qui précède.

La chanson-titre I Want Blood est une foutue tuerie, sur une cadence quasiment punk que l’on associerait pas systématique au magma métallique dans lequel Cantrell a forgé sa réputation. À la batterie, il a rappelé Mike Bordin, ancien soutier de Degradation Trip, qui brutalise sa caisse claire avec une puissance parfaitement jubilatoire. La pulsation d’une basse saignée au médiator confirme la présence de Duff McKagan, ami de longue date de Jerry qui avait participé à son album solo sorti l’an dernier. Là encore, les vocaux sont impressionnants, d’une noirceur crispée qui ne s’interdit aucun lyrisme. L’arrangement est une leçon d’efficacité, avec des chœurs et des guitares cachées dans le mixage, qui viennent enrichir chaque nouveau couplet sans diminuer l’intensité qui se dégage des performances. L’acoustique est en vedette sur les premières mesures de Echoes of Laughter, où les harmonies sont assurées par Greg Puciato, ex-Dillinger Escape Plan et membre du groupe de tournée de Cantrell. La voix de ce dernier fait affleurer le spectre d’un blues poisseux qui avait contribué à illuminer Brighten. La comparaison avec l’album précédent permet d’ailleurs de constater ce que l’implication de Barresi apporte au rendu sonore. Là où Tyler Bates pouvait cultiver une propreté en phase avec son cv de cinéma d’action, Barresi est un obsessionnel des fréquences graves, qui ne rechigne jamais à pousser la distorsion pour donner aux instruments une portée viscérale.

Sur Throw Me A Line, la simple entrée de la section rythmique au détour d’une respiration suffit à propulser le riff dans un abîme de ténèbres, d’où la mélodie vocale surgit comme une hydre dont chaque tête coupée repousse en double pour harmoniser sa douleur. Les riffs Sabbathesques de Let It Lie n’auraient aucunement dépareillé sur un album d’Alice In Chains. Le refrain, avec sa mélodie horrifique et son texte anxiogène, se prêterait parfaitement à un cauchemar issu de l’esprit de Clive Barker. Le second couplet répond au premier en donnant la parole à ce qui se présente comme un reflet du narrateur, mais pourrait tout aussi bien incarner cette menace énoncée par le refrain, ce maléfice qui fait refuser l’amour au profit d’un instinct d’agression primale. Bref, c’est la douille sur le plan psychique et un régal sur le plan musical. Au moment où l’on se dit que tout cela est déjà bien mémorable, Held Your Tongue en remet une très grosse couche, avec des harmonies incantatoires qui marquent dès la première écoute. Croonant les couplets, hurlant les refrains, Jerry livre une performance vocale hantée, sans pour autant donner le sentiment de forcer sa dimension torturée. Le son qui s’en dégage est aussi puissant que naturel, une fois de plus. I Want Blood s’achève sur It Comes, introduit par une nouvelle suite d’arpèges vampiriques, bientôt surmontés d’harmonies que l’on imaginerait pas écouter en plein jour sous peine de voir la lune pointer son nez avec huit heures d’avance. Jerry nous parle de la fin, justement, et d’un endroit « froid et sec », où il est bon de se laisser dériver vers une liberté chèrement acquise. Surprise, alors même que l’on commençait à se complaire dans cette langueur, le tempo sursaute et fait déferler un solo de guitare mortifère, empli de la sève vénéneuse de ceux qui savent qu’une belle personnalité vaut plus qu’un millier de notes. Alors que le dernier accord fait fondre les baffles et qu’on imagine Evil Joe sourire dans la cabine, on sent l’admiration nous gagner. Jerry Cantrell a parfait ce que l’on a longtemps considéré comme un oxymore. Faire rimer classic rock et grunge, heavy metal et maturité poétique, ambition d’écriture et maniérisme gothique, carrure de singer-songwriter et guitar-héroisme anticonformiste. Jerry Cantrell, qui n’avait pas besoin de prouver qu’il était un grand de ce monde, vient de nous montrer, l’air de rien, que sa croissance est loin d’être arrivée à son terme.

Mattias Frances

Jerry Cantrell – I Want Blood
Label : Double J
Sortie : 18 octobre 2024

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