« La Vallée » de Arnaud Sagnard : qu’elle était siliconée…

Dans La Vallée, roman dystopique, Arnaud Sagnard nous relate l’ascension d’un jeune codeur surdoué qui développe le « Programme » permettant de mêler notre vie à celle fictionnelle de nos héros favoris. L’auteur interroge sur les dangers de la dématérialisation tout en n’omettant pas les émois des transfuges de classe.

Sagnard Arnaud
© Jérôme Panconi

Arnaud Sagnard, journaliste à l’Obs, auteur de deux romans et d’un essai, nous propose avec La Vallée un cocktail romanesque très réussi : La composition-inspiration intègre un tiers du roman dystopique, Le cercle de Dave Eggers, paru en 2013, relatant le destin d’une jeune femme dans une société caricaturant « à peine » les travers hypnotiques des GAFA, une dose de Marie Hélène Lafon et son talent pour décrire le monde – en voie de disparition – des paysans corréziens (ici nous sommes dans le Morvan) puis de manière assez tendance une mesure d’Annie Ernaux, voire de Nicolas Mathieu pour nous brosser le portrait d’un transfuge de classe et enfin pour pimenter la mixture, une once de l’essai d’Alain Damasio, sorti en 2024, Vallée du silicium, qui questionne la dématérialisation galopante et la place de l’humain face à cela.

La Vallée se sirote très facilement voire avidement, nous ne buvons pas idiot car cela nous interroge sur le rapport entre réalité, fiction et sur ce qui nous pend au nez dans les années à venir…

Que nous raconte Arnaud Sagnard ?

Thomas Hèvre, codeur autodidacte surdoué, est recruté par une start-up parisienne en charge de la création du Programme… projet ultra confidentiel qui vise à proposer à n’importe quel individu – via un implant neuronal – de « shaker » réalité et fiction pour évoluer dans un artéfact pixélisé au milieu de ses héros préférés. La palette proposée est large voire infinie : vivre au milieu des Pokémons, dans l’épopée de Gilgamesh pour les plus cultivés, voire en compagnie de Corto Maltese pour les aventuriers nostalgiques, avec Swann dans La recherche du temps perdu (je l’ai peut-être inventé celui-ci) ou parmi les héros de blockbusters comme les Avengers pour les plus mainstream, et j’en passe. C’est assez abyssal mais pas si dystopique que cela quand on pense à l’addiction de certains individus vivant dans le monde parallèle du scrolling, se mettant en scène sur les réseaux sociaux ou plus prosaïquement de certains gamers désocialisés, nous n’en sommes plus loin.

Les fondateurs-démiurges de cette start-up ne prennent guère de risque quant à la réussite de leur « Programme » tant l’espèce humaine est désespérée par ce qui l’entoure, guerres, faillite des élites, crise écologique, changement climatique, crises sociales, etc…Bref, fuir sa réalité n’est pas un souhait si irréaliste que cela.

La description que nous fait l’auteur de l’univers de start-up dans lequel plonge notre jeune provincial monté à Paris, vivant jusque-là chez ses parents paysans à Missery dans le Morvan, est réussie et documentée. Tout qu’il nous relate est affreusement vraie : l’ambiance de travail, le management, la solitude parisienne du jeune morvandeau.

Mention spéciale au personnage Francoeur, 70 ans, fondateur de la société qui s’est outrageusement enrichi dans la tech depuis les 80’s notamment via la création de jeux, et qui joue désormais le rôle de pygmalion pour notre jeune héros. L’auteur par ce biais nous brosse un portrait réaliste de ces entrepreneurs tant adulés aujourd’hui et il nous évite au passage d’aller acheter le dernier livre de Xavier Niel.

Comme expliqué en préambule, Arnaud Sagnard nous livre de belles pages sur la réalité de la vie des agriculteurs à moins de trois heures de Paris, sur le déchirement que peut ressentir un jeune provincial « parti faire sa vie ailleurs » ainsi que sur le profond fossé générationnel de deux mondes très éloignés : celui d’un jeune codeur surdoué évoluant dans le virtuel et le terre à terre de deux sexagénaires tentant de survivre dans leur exploitation. C’est d’ailleurs un des enjeux du roman, celui d’opposer la réalité et cette fiction numérique grignotant tout sur son passage. Ces passages ne manqueront pas de parler à certains qui ont un jour tenté d’expliquer à leurs parents ce qu’il faisait pour gagner leur vie dans le monde de la high-tech et ont ressenti une forme d’incompréhension tournant au désintérêt tant les univers étaient éloignés.

Bon roman ne saurait faire l’impasse sur une jolie histoire d’amour, entre Thomas et Hélène, doctorante en musicologie et spécialiste de Kraftwerk (ainsi que Deux groupe français oublié des 80’s), je l’ai aimée immédiatement. Arnaud Sagnard sait être lyrique, c’est un des traits littéraires de La Vallée, voici comment il décrit la belle H. : « son épaisse chevelure blonde évoquait la toundra enneigée du nord de l’Europe avant que celle-ci ne tombe dans les fjords, il y avait la mer dedans, une mer agitée, pleine de poissons vivaces, avec au-dessus des chalutiers secoués par la tempête, leurs filets lourds de crabes ou de coquillages de toutes sortes, des falaises aussi, profondes, avec au bout des tourbillons bleus semblables à ses boucles dorées. ».

Cette idylle va être mise à l’épreuve quand Thomas sur les conseils de Francoeur part dans le sein des seins à San Francisco pour être engagé dans le holding américain qui supervise le Programme. Dans ces passages, Arnaud Sagnard emprunte à ce qu’a pu déjà être écrit sur les campus de Google, Apple ou Amazon, lieux qui proposent aux employés des espaces carcéraux de travail luxueux où chacun doit pouvoir travailler dans des conditions optimums afin de ne jamais s’échapper (cf. Le Cercle de Dave Eggers).

L’amour, son éducation, ses origines ouvriront les chakras de notre héros afin qu’il comprenne que : « la dématérialisation était une idéologie, une idéologie aussi puissante que celles qui avait régné au siècle précédent, une idéologie sans livre dont seuls quelques individus comme lui écrivaient chaque jour le codex en secret. Une idéologie régissant déjà chaque aspect de nos vies, une idéologie réalisée par des outils hypnotiques, une idéologie d’autant plus puissante qu’elle était invisible et ne portait pas de nom. ».  Et plus loin en écho avec ce qu’écrivait Damasio : « San Francisco, ville lasse et forte du colossal ennui qui l’habitait, inventait des divertissements pour le reste de l’humanité, sa carte mère reliait tous les déçus du monde. ». A vous de découvrir la suite !

La Vallée, comme le mentionne le dossier de presse, est « à la limite de l’anticipation » et c’est bien un de ses principaux intérêts, à l’opposé d’une certaine littérature non fictionnelle qui a dominé notre premier quart de siècle, cette forme romanesque dystopique est plus attractive pour le lecteur et l’amène à s’interroger comme ces livres de poches SF que nous dévorions plus jeunes, Arnaud Sagnard cite notamment l’excellent Demain les chiens de Clifford D.Simak. On rajoute que les magnats de la tech actuels, Musk et Bezos sont des fans absolus de Iain Banks qui décrit dans son célèbre L’homme des jeux un monde où les dominants sont des joueurs…sans doute une source d’inspiration pour eux. La Vallée nous décrit plus ou moins le même projet, plonger les humains dans un monde virtuel décorrélé de la réalité humaine afin de mieux les exploiter.

Recommandé !

Éric ATTIC

La Vallée
Roman d’Arnaud Sagnard
Éditions du Seuil – Collection Cadre Rouge
224pages – 20,5€
Date de parution : 3 janvier 2025

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