Grive – Tales of Uncertainty : une invitation à dériver

Revenons avant leur passage sur scène à Petit Bain, sur le très beau premier album de Grive, le bien nommé Tales of Uncertainty, qui nous propose un voyage paradoxal dans un univers aux contours flous, agissant comme une source de sensations complexes mais bienfaisantes.

GRIVEHD-4 - Crédit Philippe Mazzoni
Photo : Philippe Mazzoni

Avouons-le, nous étions passés, en octobre dernier, à côté de Tales of Uncertainty, le premier album (il y a déjà eu un EP en 2021) de Grive, un duo formé par Agnès Gayraud (La Féline) et Paul Régimbeau (Mondkopf) : pourtant, le bouche-à-oreille, les recommandations d’amis, ont peu à peu attiré notre attention sur ce disque, qui ne paie pas forcément de mine de prime abord, mais s’avère être l’un des plus beaux albums français de la fin d’année 2024.

Tales of UncertaintyDès Hotel Room, morceau d’ouverture, le climat est instauré : « There’s a woman in the backyard / She is looking for a color she’s lost / … / We are standing in a hotel room / And I go, go, go / Missing » (Il y a une femme dans l’arrière-cour / Elle cherche une couleur qu’elle a perdue /… / Nous sommes debout dans une chambre d’hôtel / Et je suis portée / Disparu). Cinématographique, fantomatique, planant mais électrique : voici un titre qui nous a immédiatement semblé faire écho à la démarche abstraite et minimaliste de nos chers Nits, aussi bien par son texte que par le soin apporté à une texture sonore complexe et troublante.

Le morceau suivant, Wait and See, noie alors ce doux onirisme – néanmoins déjà anxiogène – dans une couche de sons générés par la guitare électrique, qui associe la démarche de Grive à celle du post-rock. Et c’est magnifique, peut-être le titre le plus impressionnant de tous, en tout cas celui qu’il faut faire écouter d’abord à vos amis pour les convaincre. Burger Shack, moins abstrait, nous amène alors sur le terrain du slowcore, et on comprend pourquoi le nom de Low est régulièrement cité comme une référence (plutôt qu’une influence, en fait…). Nous voilà dérivant, égarés dans les profondeurs de contrées déshéritées, loin de la modernité. Nous croisons des gens qui ne vivent pas comme nous, qui semblent enracinés dans un monde intemporel, mais, attention… « Now they’re not that dumb / They’ve got the radio » (Attention, ils ne sont pas aussi bêtes que tu le penses / Ils ont la radio) ! How Many Years est une petite rupture, une parenthèse mélodique, plus lumineuse, presque pop : si les claviers n’étaient pas aussi austères, solennels, ça aurait pu être de la synth pop !

Darkest Woman on Earth marque notre retour vers les territoires sombres que son titre promet : la voix d’Agnès Gayraud, à la fois suave et, paradoxalement, ample, s’élève, mêlant sourde menace et constatation accablée d’une tristesse informulable. Jusqu’au crescendo électrique qui vient ajouter une couche d’angoisse, paradoxalement libératrice. « Now I’m the darkest, the darkest / I am the darkest woman on Earth tonight / Look at this glances that I send you back / Look at those stares just meant to break your heart » (Maintenant, je suis la plus sombre, la plus sombre / Je suis la femme la plus sombre de la Terre ce soir / Regarde ces regards que je te renvoie / Regarde ces regards qui sont juste censés te briser le cœur).

Go Up The River, avec ses sept minutes, est la pièce maîtresse de l’album : on s’y noie presque, on y dérive doucement, emporté par des tourbillons électroniques, maintenu néanmoins à la surface par les caresses de la voix : « Come down, come down / We have to clear our minds / Fresh water on the top of our skulls » (Descends, descends / Il faut qu’on se vide l’esprit / De l’eau fraîche sur le dessus de nos crânes). C’est une expérience immersive, qui invite à la méditation… non, plutôt à l’introspection. On en sort ressourcé, apaisé.

L’engloutissement dans les sables mouvants (Quicksands), qui suit, est moins bienfaisant. L’angoisse sourde revient avec la guitare qui grince, gronde, menace, et on se raccroche à quelques notes mélodiques qui nous empêchent de sombrer, de disparaître. La pulsation électrique qui naît progressivement nous emporte, on n’est pas loin de l’expérience offerte par les meilleurs groupes de shoegaze. Il faudra voir si, sur scène, l’effet est là. Plus fort peut-être.

The Loop est une conclusion quasiment instrumentale, mais elle marque une indéniable pulsion de vie, au sein d’une spirale ascendante, vers la lumière sans doute : « My head is spinning / Everything turns in a loop » (Ma tête tourne / Tout tourne en boucle) est le mantra que récite Agnès.

Tales of Uncertainty, même s’il reprend – avec grâce et majesté à la fois – des formes déjà entendues ailleurs, n’est pas un exercice de style. On peut (on doit ?) le recevoir comme une invitation à dériver, à échapper à notre quotidien et à sa violence, et à réapprendre à contempler l’existence. A affronter nos démons aussi. A accepter d’avoir peur d’eux, pour pouvoir s’en libérer. Grive nous offrent un voyage dans un monde flou, brouillant nos références entre sons organiques et électroniques. Mais brouillant aussi nos repères : sommes-nous en train de disparaître, de nous noyer, ou au contraire avons-nous entrepris une ascension vers la lumière ? Il y a dans cette musique, qui frôle parfois le minimalisme, une vraie force, qui nous berce et nous emporte tout en même temps.

Eric Debarnot

Grive – Tales of Uncertainty
Label : Talitres
Date de parution : 11 octobre 2024

Grive seront à Petit Bain (Paris) le jeudi 16 janvier 2025

 

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