« Le lac de la création », de Rachel Kushner : une puissante réflexion sur notre époque

Rachel Kushner, adoubée par Bret Easton Ellis, nous propose une plongée dans une communauté d’éco-activistes (inspirée par l’affaire de Tarnac). Plus qu’un thriller, c’est aussi une interrogation philosophique sur notre monde. Pourquoi pas le best-seller de cette rentrée hivernale ?

Rachel Kushner-2025
credit Chloe Aftel

Rachel Kushner, finaliste du booker prize 2024 avec Le lac de la création, avait exploré en 2015 dans Les Lance-flammes (Stock) les années de plomb en Italie (1960 – 1980 où un terrorisme politique se développa), ici elle nous immerge dans une communauté d’ultragauche qui vit dans le Périgord. Cette histoire est librement inspirée de l’affaire Tarnac, de son leader Julien Coupat et des militants qui l’entouraient.

Le lac de la creation de Rachel KushnerNous accompagnons Sadie, une ex-agente du FBI, ayant pour principale mission d’instrumentaliser ces éco-activistes pour les conduire à des actes qu’ils n’avaient sans doute pas l’intention de commettre, bref un grand classique d’une certaine barbouzerie gouvernementale (cf. Tarnac). Elle s’appuie sur l’histoire vraie de Mark Kennedy, policier anglais, infiltré chez les proches de Coupat. Si on s’arrêtait à ce pitch, on aurait la facture d’un bon polar, bien documenté, efficace et politique mais c’est beaucoup plus ambitieux que cela. Jean-Patrick Manchette aurait tout à fait pu écrire ce roman car il construisait également ses œuvres dans une perspective intellectuelle et politique très large (l’autrice s’en est d’ailleurs ouvert dans une interview dans le magazine Transfuge).

L’autre personnage clef du Lac de la création, et pas le moins intéressant, Bruno Lacombe, septuagénaire qui vit reclus dans une grotte périgourdine à la suite d’un drame familial, est un ancien proche de Guy Debord. L’auteur de La société du spectacle est décidemment à la mode puisqu’il apparait également dans le livre de Philippe Jaenada La désinvolture est une bien belle chose.  Lacombe, ancien client du café Moineau fait désormais partie « Des soixante-huitards qui tentèrent de s’installer en Guyenne…/…Bruno s’était lié d’amitié avec un certain nombre de producteurs laitiers…/…et en était venu à croire que les vrais révolutionnaires, c’étaient les paysans et non les ouvriers. ».

Grâce à ce personnage également spécialiste de Néandertal, Rachel Kushner revient sur une des grandes énigmes de notre évolution à savoir la cohabitation des Néandertaliens et d’Homo Sapiens, comment deux espèces « humaines » ont-elles pu ainsi « vivre ensemble » ?

Via ses communications par mails avec Pascal Balmy (leader du groupuscule), le mentor ermite donne libre cours à des théories assez séduisantes parfois fumeuses afin de tenter d’éclairer ses jeunes disciples : « Le gène de l’addiction dont nous sommes nombreux à avoir hérité de Néandertal…/…un gène associé à la dépression et aux tempéraments artistiques avait peut-être été fort utile à Tal…/…Se gaver de nutriments ou de comportements qui entrainent des sentiments de plaisir, de bien-être et d’ « apaisement » envers soi-même et envers le monde…/…avait peut-être aidé les Néandertaliens à survivre. » et même si cela les a conduits à leur perte puisque nous sommes les héritiers de Sapiens.

Au-delà de nous interroger sur nos liens avec nos origines préhistoriques, de nous questionner sur le vivre en communauté, Rachel Kushner oppose également deux époques, après Neandertal vs Sapiens, elle fait s’affronter les soixante-huitards à la nouvelle génération gauchiste : « Guy Debord se targuait d’avoir écrit beaucoup moins que ceux qui écrivent, et bu beaucoup plus que ceux qui boivent. Il n’avait pas changé le monde. Il était simplement devenu célèbre. Pascal Balmy ne s’intéressait pas à la célébrité, buvait peu et jouait au chat et à la souris avec les autorités françaises. ».

La grande réussite littéraire du Lac de la création est de faire de Sadie, psychopathe sur les bords,sa narratrice principale. Sadie est l’archétype d’un(e) états-unien(e) cynique, âpre au gain, sans morale mais aussi très seule dans son monde comme Lacombe dans sa grotte et qui finira par être séduite par cet original. On a ainsi une vision sans complaisance de notre réalité française, nous sommes toujours prompts à nous autocritiquer mais lorsque cela vient d’un tiers…et le lecteur de s’étouffer parfois par rapport aux jugements à l’emporte-pièce, de Sadie, sur les Français, leur culture et leur manière de vivre. Cette jeune femme ne s’interdit rien, ne fait ni dans le politically correct ni dans l’anti-wokisme de base. Elle appuie où cela fait mal, ainsi alors qu’elle lit une biographie de Céline, elle s’en donne à cœur joie… (mais peut-être y lit-on la patte plus directe de Rachel Kushner) : « pour faire partir le feu, j’optai pour la biographie de Céline, comme je l’avais terminée. Ou comme j’en avais lu suffisamment pour avoir le sentiment d’en avoir « terminée » ».

On croise dans le roman un autre écrivain sulfureux, un certain Michel Thomas (qui n’est autre que le vrai nom de Michel Houellebecq), celui-ci accompagne en tournée électorale Paul Platon, secrétaire d’état, guère respectable dirons-nous par euphémisme. Le portrait qui en est fait est assez croustillant même si très glauque.

Le lac de la création a tous les atouts pour le lecteur avide de suspense, d’intrigue politico-policière (une belle infiltration) avec en prime une scène érotique torride au bord d’un lac, un autre sera séduit par la puissance des réflexions développées (le poids de nos origines sur nos manières de vivre en communauté), un autre attaché à la diversité des personnages et des milieux dans lesquels ils évoluent (bourgeoisie, communauté, milieu paysan), un autre par le foisonnement des informations et la plupart seront séduits par un roman d’envergure sur notre époque à la Don DeLillo… tout en restant tout à fait compréhensible et une fin qui ouvre le champ des possibles.

Recommandé et pourquoi pas un grand succès en librairie ?

Éric ATTIC

Le lac de la création
Roman de Rachel Kushner
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle & Philippe Aronson
Editeur : Stock / La Cosmopolite
468 pages – 23,9€
Date de parution : 8 janvier 2025

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