Repéré à l’occasion de notre sélection des meilleurs films de 2024, Knit’s Island est un documentaire remarquable, d’une folle ambition artistique, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de donner à voir la réalité d’un monde virtuel. On y revient…
Le projet, a posteriori, relève de l’évidence : pour donner à voir la réalité d’un monde virtuel, rien de tel que d’aller y tourner un documentaire. Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h avaient déjà tenté une immersion dans GTA, en interrogeant des joueurs rencontrés par hasard. La force de la rencontre les a poussés à développer le dispositif, qui, pour des raisons de droits, s’est dirigé vers un jeu survivaliste plus confidentiel, DayZ, situé sur une île post-apocalyptique.
Le dispositif consiste ni plus ni moins qu’à entrer dans la matrice : les documentaristes jouent, rencontrent et capturent ce qu’ils voient, enregistrent la voix de leurs interlocuteurs après leur avoir expliqué leur projet. Leur session de jeu est donc un tournage, et la caméra subjective une prise de vue. Défi passionnant par lequel un joueur endosse le rôle d’un contemplateur, qui va devoir trouver la juste distance avec les autres, se déplacer dans les paysages de manière à les donner à voir à d’autres que lui, hors du jeu, et dans une position de surplomb qui n’a pas grand-chose à voir avec la jouabilité.
La première approche relève de la sociologie : interroger les joueurs, c’est faire connaissance avec la quête qu’ils ont créée dans ce monde ouvert où tout est faisable. Et de constater à quel point, dans une genèse offerte aux êtres humains, les éléments fondateurs reprennent leurs droits. Certains, ivres d’anarchie, tuent pour le plaisir et font du chaos la seule valeur pérenne. D’autres inventent de nouvelles religions, tandis que leurs voisins tentent simplement de cultiver la terre ou s’approprier des zones dans lesquelles ils se retranchent. Violence, foi, collectivité, solitude : dans ce monde où l’on passe et perd son temps libre, des destinées s’écrivent et de nouveaux accomplissements s’ébauchent.
La question cruciale du rapport entre le réel et le virtuel s’estompe assez rapidement au profit d’une autre : quelle est la réalité qui s’écrit lorsqu’on est entièrement maitre de son destin, fût-ce dans une fiction ? Et c’est là que le documentaire parvient à ouvrir des horizons insoupçonnés. Car à l’effroi de certaines séquences (la glaciale ouverture sur cette meute dirigée par une femme dont la définition du “fun” laisse songeur), succède une galerie de portraits touchants, de voix éparpillées sur la planète, et réunies au sein d’un environnement où « autre chose » pourrait advenir. Des rencontres, des croyances, une quête, un but à atteindre, ou la simple contemplation de pixels à même de guérir la soif de beauté, comme celle qui ravirait le randonneur du monde réel, ou l’arpenteur d’un musée face aux chefs-d’œuvre de l’Histoire de l’art. Le film s’intéresse peu aux combats, aux techniques du survivalisme ou aux stratégies des joueurs : ce qui importe, c’est ce qui se joue sur le long terme, et la manière dont se perdent certains joueurs, explorateurs d’un monde qui leur est familier, dans lequel ils ont désormais une histoire et des souvenirs. S’invente alors un nouveau rapport au virtuel, contemplatif et poétique : un couple raconte son rapport à la nature, et un promeneur solitaire devient un véritable philosophe dans une incroyable séquence au sein d’une caverne.
À force de suivre ces avatars, et de laisser en amont l’exhibition du dispositif documentaire, les réalisateurs parviennent à nous familiariser avec cet environnement. Nous n’assistons plus à une expérience sociologique, nous nous intégrons à une communauté, écoutons les autres, et regardons, finalement, l’humanité se débattre avec les questions les plus fondamentales. Car l’immense réussite du film tient précisément à effacer toutes les marques de la facticité (du documentaire, donc, mais aussi du tournage et du monde virtuel lui-même) pour aller au contact d’être authentiques. Si quelques séquences déchirent un peu le voile (des indices sonores sur l’existence d’enfants, certains évoquant leur pays, la pandémie, voire leur métier), l’intérêt n’est pas de donner à voir le réel, mais bien de laisser s’épanouir la vérité des êtres au sein de cet univers fabriqué. Et pour ce faire, il faut filmer ce monde comme la réalité : avec admiration et émerveillement, pour en révéler la beauté continue. En découle une poésie singulière, un travail fantastique sur les lumières (séquences de nuit éclairées par les torches des joueurs, nuits étoilées, contrejours), la composition des plans (picturalité d’un paysage au premier plan duquel rouille la carcasse d’une voiture), le mouvement des “caméras” (course à l’écart du groupe pour donner à voir la communauté en déplacement) … La formation aux Beaux-Arts des documentaristes se révèle à chaque plan, jusqu’à exploiter les limites de la représentation (l’étrange danse prise en caméra subjective) ou les bugs de la matrice (une nage dans le ciel, une marche sur l’eau) pour en faire surgir une poésie frappante, dotée d’une force métaphorique aussi puissante qu’aléatoire.
Dans cet univers où un groupe de joueurs entreprend une longue marche pour atteindre les limites du monde connu, l’hybridation confère à l’œuvre une force esthétique inattendue. Un éloge amoureux du jeux vidéo ; un film de cinéma dans un documentaire ; une quête philosophique au sein d’un monde virtuel ; un confessionnal pour avatars ; une rencontre émouvante de la fragilité des êtres qui l’auront dévoilée par les masques qu’ils portent. Soit la définition même de l’Art.
Sergent Pepper