A l’heure de la « post-vérité », dans une époque tourmentée qu’on finit par ne plus comprendre, Zone critique apparaît comme un ouvrage exigeant, certes, mais bénéficiant d’une belle respiration poétique. Un recadrage salutaire pour se donner du cœur au ventre.
Cet essai initié par le philosophe Bruno Latour (disparu en 2022) et mis en images par Philippe Squarzoni permet d’appréhender le monde en cette troisième décennie du XXIe siècle, un monde en plein bouleversement d’un point de vue politique, économique et environnemental, où les incertitudes vont croissant au sein de cette « zone critique », fragile couche d’existence où cohabitent les êtres vivants. Alors que la pandémie mondiale de Covid symbolise ce basculement vers un inconnu parfois anxiogène, les auteurs tentent de proposer des pistes de résilience.
Visuellement remarquable, la BD se distingue par son réalisme photographique enrichi de couleurs, une nouveauté pour Squarzoni. Ce style immersif s’allie à une iconographie variée (photos d’actualité, graphiques, gravures historiques…) venant renforcer le propos. Latour, convaincu que l’art peut traduire des concepts complexes, avait personnellement choisi Squarzoni, séduit par son travail sur Saison brune. Après la mort de Latour, Squarzoni a poursuivi ce projet, qui est devenu un hommage vibrant au philosophe. L’ouvrage interroge notre époque à travers deux questions fondamentales traitées dans les ouvrages du philosophe : « Où suis-je ?« , « Où atterrir ?« *.
Ces interrogations reflètent le désarroi d’une humanité en perte de repères face aux crises environnementales, aux populismes et à la montée des inégalités. La pandémie de Covid a accentué ce sentiment d’incertitude, révélant un troisième pôle, le « Terrestre », qui transcende l’opposition entre le local et le global. Ce concept invite à une interaction renouvelée avec la planète, impliquant de « l’habiter » différemment, à la manière des termites qui se fondent dans leur environnement de bâtisseurs.
Cependant, l’humanité semble hésiter entre adaptation et fuite. Les plus riches se réfugient dans des bunkers sécurisés, désormais conscients sans pour autant se l’avouer que les ressources sont limitées, tandis que les « laissés-pour-compte », submergés par la peur de l’étranger, se tournent vers des leaders populistes. Ces derniers promettent des solutions simplistes face aux crises migratoires et climatiques, alimentant un climat de division et d’incertitude. Cette dynamique contribue à l’émergence d’un quatrième pôle, le « hors-sol », incarné par des politiques déconnectées de la réalité terrestre.
Comment appeler « rationaliste » un idéal de civilisation coupable d’une erreur de prévision si magistrale qu’elle interdit à des parents de léguer un monde habité à leurs enfants ? » (page 141)
Zone critique pointe également du doigt les échecs du système matérialiste moderne. Ce dernier, en se revendiquant rationnel et efficace, a ignoré les limites environnementales et sociales, compromettant la capacité des générations futures à habiter un monde viable. L’ouvrage dénonce cette fuite en avant et invite à repenser nos priorités collectives, non pas en rêvant d’un retour à un passé idéalisé, mais en imaginant des solutions adaptées aux défis actuels.
Loin d’offrir des réponses toutes faites, Latour propose des pistes de réflexion pour réorienter nos sociétés. Les « pistes d’atterrissage » évoquées dans l’ouvrage ne sont pas des solutions miracles, mais des invitations à repenser nos interactions avec le vivant et à reconstruire un « territoire » non pas géographique, mais basé sur les relations entre ceux qui le composent. Cette approche, née des réflexions durant le confinement, souligne la nécessité de s’adapter à une ère d’incertitudes, où les frontières classiques ne suffisent plus à contenir les crises.
En combinant réflexions philosophiques, illustrations immersives et analyses politiques, Zone critique s’adresse à un public en quête de sens. Ceux qui refusent de céder au fatalisme y trouveront des outils pour envisager de nouvelles façons de vivre sur une planète en mutation rapide. Ce projet, devenu un hommage posthume à Latour, traduit avec clarté et profondeur des idées complexes, tout en invitant chacun à s’engager pour bâtir un avenir commun.
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*« Où suis-je ? : Leçons du confinement à l’usage des terrestres » et « Où atterrir ? : Comment s’orienter en politique » (La Découverte).
Laurent Proudhon