Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : voici aujourd’hui Barrett, le second et ultime album d’un génie qui allait ensuite littéralement quitter notre réalité !
Ecrire une chronique sur un album quand les intentions de l’artiste n’ont jamais été élucidées, relève au mieux de l’approximation. Les signaux qui nous sont parvenus de sa conception restent encore à ce jour mystérieux, si tant est que Syd Barrett ait pu offrir quelques explications quant à la conception de son second et dernier album studio. L’ex-leader du Pink Floyd n’est plus le dandy flamboyant du Swingin’ London, il n’est plus que l’ombre d’un fantôme de plus en plus absent, en phase de désintégration psychique. Les indications intrigantes sur l’état d’esprit de Syd contrastent violemment avec la surabondance d’idées que le Pink Floyd pouvait absorber…
Après The Madcap Laughs, dont les sessions éprouvantes ont été documentées par Malcolm Jones, et témoignaient de la fragile lucidité de Syd, EMI Records en sont venus à s’interroger sur le renouvellement d’un contrat, et l’idée même d’un deuxième disque : la création de cet album fait donc l’objet de débats en interne, jusqu’à ce que David Gilmour et Rick Wright prennent les choses en main. Avec la participation de Jerry Shirley – le batteur du regretté supergroupe Humble Pie – et l’assistance de Peter Bown, les sessions démarrent dans la foulée de la promotion de The Madcap Laughs. Il y a quelque chose d’urgent à sauvegarder des bribes d’idées, de mélodies avant, que leur auteur ne perde complètement pied (Sous Mandrax, Syd n’arrêtait pas de chuter de son siège, ou n’arrivait pas à refaire la même prise que la précédente).
La consommation régulière de sédatifs, combinés à l’acide, a pour conséquence de lui faire lâcher la rampe qui lui permet encore d’accéder au réel, et la nouvelle de la « folie » de Syd Barrett s’est répandue comme une traînée de poudre : le mythe du Madcap n’en est qu’à ses débuts ! Il faut souligner que l’ensemble des compositions est plus accessible sur le plan émotionnel, le rôle de Syd Barrett étant, de manière prosaïque, d’arriver à poser les bases de ses compositions à l’acoustique, avant de recourir à l’overdub (l’ajout de parties instrumentales).
Fait étrange, l’introduction de Baby Lemonade à la guitare a été exécutée d’une traite par Syd, à la manière d’une gamme blues avec cette caractéristique en fin de phrase de bending, dont Barrett a eu recours depuis ses débuts. Le titre pourrait être le sobriquet attribué au LSD. Mais ce qui rend ce disque unique en son genre c’est cette emphase flegmatique que seuls les Britanniques expriment avec une telle aisance poétique.
Du « grand tumulte », des compositions abstraites qui s’inspirent d’une nature réelle réinventée, dans un lexique que seule la langue anglaise restitue dans une sorte d’obscurité dont Syd Barrett s’est inspirée, héritée de la littérature classique et des contes pour enfants. L’album s’écoule entre une chanson d’amour et une partie de Dominoes, et, derrière cette apparente quiétude, l’effacement progressif de Syd vis à vis du monde devient flagrant avec Maisie, blues élastique et collant avec cette voix grave, nocturne et lugubre, agrémenté de guitares filandreuses, presque désarticulées et désaccordées. Déjà avec le titre précédent, l’obsédant Rats, la syntaxe ne s’étire plus, au contraire, elle s’atrophie. Les références à la pochette peinte par Syd se retrouvent dans Gigola Aunt (dont des fourmis, soit en anglais Ants) qui pourrait être une dépersonnalisation symbolisée par un bestiaire imaginaire. La réalité semble être perçue à travers la lorgnette d’un prisme déformant, et Wolfpack et Effervescing Elephant en sont une parfaite illustration.
L’enregistrement de cet ultime album studio a été beaucoup plus rapide, la méthode utilisée ayant finalement été plus contraignante pour Syd. Mais en écoutant les prises inédites qui subsistent, on réalise que le socle des compositions était encore à peu près préservé. Pour autant, les chutes de It Is Obvious permettent de saisir la prise de conscience de son auteur, sa chute irrémédiable qui allait entamer son effacement définitif : Syd Barrett claqua ensuite et définitivement la porte sur le monde.
Hormis quelques rares apparitions, comme le concert au Corn Exchange en 1972, à Cambridge, donné avec le groupe Stars, dont Twink était le batteur, Roger Barrett retourna vivre, anonymement, chez sa mère. En un relativement court laps de temps, entre 1971 et 1975, sa physionomie changea au point qu’il en devienne méconnaissable : le jour où il débarqua pendant les sessions de Wish You Were Here du Floyd, il fallut un temps pour que Gilmour reconnaisse vaguement son ancien camarade, bouffi, rasé et manifestement hagard.
Barrett est un disque puzzle, qui reconstitue l’étrange univers parcellaire d’un artiste de génie, d’un diamant fou aux multiples facettes, qui draine encore aujourd’hui dans son sillage une foule innombrable de fans. On ressort de l’écoute de cet album « Wined and Dined », diverti et repu par une cuisine dont les ingrédients forment une mélasse intemporelle…
Franck irle
Syd Barrett – Barrett
Label : EMI Records
Date de sortie: 14 novembre 1970