« Terre somnambule », de Mia Couto : un roman majeur du 20ᵉ siècle

Le premier roman de Mia Couto ressort avec une nouvelle remarquable traduction, et  une couverture splendide. Un livre acclamé à sa sortie en 1992, une œuvre de référence qui n’a rien perdu de sa puissance, de sa force mystique.

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© philippe matsas

Tuahir et Muidinga, « un vieux et un gosse s’en vont sur la route », dans un Mozambique ravagé par la guerre d’indépendance. Tuahir est l’oncle ou même le père : il a sauvé Muidinga de la mort au moment où celui-ci allait être jeté dans une fosse commune, l’a soigné, ramené à la vie et emmené avec lui dans cette quête, cette « illusion qu’il existe plus loin un refuge tranquille », au milieu de la mort, parmi les hyènes « fouissant au milieu des cendres et de la poussière », dans un « monde qui défleurit », un monde aux « couleurs sales », sous un « ciel… devenu impossible ». Sur cette « route morte », ils trouvent un bus calciné, un machimbombo. Ce sera leur refuge. Ils s’y installent malgré les cadavres qui s’y trouvent, victimes de l’armée ou des bandes armées qui s’affrontent dans le pays. Ils s’y installent parce qu’on ne brûle pas une deuxième fois ce qui a brûlé, mais aussi parce que Muidinga découvre, au milieu de la mort, des cahiers écrits par l’un des passagers, Kindzu. Ces cahiers retracent la quête de Kindzu, parti pour fuir son père, parti à la recherche de l’impossible — lui-même, son identité. À partir de ce moment, le roman se déroule alors en alternant les chapitres consacrés à Tuahir et Muidinga, et ceux qui retracent l’histoire, la quête de Kindzu que Muidinga lit à Tuahir.

terre-somnambule-terre-somnambuleImpossible de raconter l’histoire de Kindzu : de la naissance de son frère à sa transformation en poulet, la mort du père, le marchand Indien, le départ de Kindzu, la recherche des guerriers mythiques du nord, Matimati, la rencontre avec Farida… Il y a tant d’histoires qui s’entremêlent, tant d’anecdotes, de moments qui forment la trame du roman qu’on ne peut les isoler. Cela ne servirait à rien parce que la force du roman tient dans cette richesse : Terre Somnambule parle de la vie dans un pays en guerre, mais aussi dans un pays de ce continent magique et merveilleux qu’est l’Afrique. Mia Couto n’a pas écrit une histoire linéaire qui se déroulerait dans la réalité. Terre Somnambule se déroule entre le monde des vivants et celui des esprits – des morts, mais de morts tellement présents et tellement proches des vivants qu’il vaut mieux les considérer comme des esprits. Les vivants ne peuvent pas, ne savent pas faire autrement que de composer et de vivre avec ces esprits. Tout ce qui leur arrive est fantastique, surnaturel.

Mia Couto mélange le quotidien à des éléments magiques et oniriques, dans un style qui rapproche le roman du réalisme magique (on n’est jamais loin de Gabriel Garcia Marquez). Cela rend le roman jubilatoire ; oui, jubilatoire, malgré la mort qui plane sans cesse au-dessus de tout ce beau monde ; presque drôle par moment, rocambolesque.

Jubilatoire, le roman l’est aussi parce qu’il parle de la vie au milieu des cendres de la mort. Mia Couto nous rappelle qu’on peut vivre avec le malheur, à condition de tenir la main de quelqu’un (Muidinga celle de Tuahir, et réciproquement ; Muidinga celle de Kindzu, Kindzu celle de son père et celle de Farida, etc). Cela fonde cette résilience, cette capacité que les individus ont à se définir, à se construire et à se reconstruire sans cesse face à la mort et l’exil. Muidinga, Tuahir, Kindzu, Farida, Surendra, tous les personnages du roman fuient la mort, sont à la recherche de quelque chose, et ne lâchent jamais prise malgré les horreurs et les drames qui les affectent. Ils ne sont jamais seuls.

Jubilatoire, le roman l’est aussi par son style (superbement rendu par la remarquable traduction d’Élisabeth Monteiro Rodrigues). Mia Couto ne se contente pas de mêler son histoire de morceaux de contes Africains. Il utilise aussi des métaphores poétiques – l’idée que la terre soit somnambule, par exemple, est merveilleuse –, invente des néologismes fantastiques, qui font de la lecture de ce roman une expérience unique. Plus de 30 ans après sa parution, Terre Somnambule se présente encore comme un ouvrage majeur par son souffle et son ambition, par ses leçons de vie, par son style et son écriture. Un livre de chevet, à garder, à partager.

Alain Marciano

Terre somnambule
Roman Mozambicain de Mia Couto
Traduit du Portugais par Élisabeth Monteiro Rodrigues
Éditeur : Métailié
24 euros, 256 pages
Parution : 10 janvier 2025

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