Faute de mieux, on considèrera Le Seau comme une bande dessinée. En guise de narration, son auteur nous livre crument ses souvenirs d’enfant, succession de flashs offrant un point de vue rare sur le nazisme.
Cet OLNI (objet livresque non identifié) est d’abord un choc esthétique. Le trait sombre de Koenraad Tinel s’incruste dans votre rétine pour répandre en vous une inquiétante langueur. A la fin, c’est l’émotion qui vous submerge et vous terrasse, vous laissant dans cet état fiévreux où la réalité prend les nuances d’un cauchemar atroce.
Le dessin de Koenraad Tinel possède une force graphique évidente qui vous agrippe dès les premières pages. A la manière expressionniste, il tort la réalité, déforme ses contours, en accentue la noirceur, exacerbe l’aspect tragique de cette histoire familiale : visages déchirés, grimaçants, silhouettes dégingandées constellées d’éclaboussures… Rien n’est épargné à l’humanité crasse ici décrite sans tabou. On comprendra bien entendu la pertinence de ce choix quand on sait que Tinel exhume des souvenirs forgés au cœur du nazisme car l’oubli est impossible. Alors c’est à l’encre noire qu’il tente de s’affranchir de la culpabilité ; une culpabilité qui poisse comme de la glaise et dont le lecteur sait pertinemment qu’il n’a pas à subir puisqu’étant enfant au moment des « faits ».
Les faits justement, quels sont-ils ? Koenraad Tinel raconte dans ce livre hors norme les années de guerre (la deuxième) vécue par sa famille flamande. Celle-ci en effet, connut l’arrivée de l’armée allemande que son père et ses frères, nazis convaincus, vécurent comme un espoir. Les deux frangins s’engagèrent dans la SS comme un seul homme. L’un partit se battre sur le front de l’Est pendant que l’autre se vit confier le commandement d’un camp de transit d’où les juifs partaient pour Auschwitz. Mais à partir de juin 44 et le débarquement des alliés, la famille se voit contrainte de trouver refuge en Allemagne, dans un petit village de Bavière vidée de ses hommes valides, avant de devoir fuir à nouveau devant l’avancée des troupes, soviétiques cette fois.
Toute cette histoire est racontée à hauteur d’enfant, sans le moindre jugement, ce qui rend les choses plus cruelles encore, et la douleur plus saillante. Pourtant, cette part intime d’une noirceur abyssale, pétrie de culpabilité, l’auteur l’exprime parfaitement à travers son dessin. Elle hante chaque page, chaque anecdote. Le Seau constitue un témoignage capital, exposant un point de vue rarement exprimé dans l’art : celui des vaincus, celui des citoyens lambda, innocents aux mains pleines, coupables d’avoir suivi, coupables de n’avoir rien dit, coupables d’avoir fermé les yeux, ou simplement honteux d’être fils de bourreaux. A ma connaissance, il n’y a guère que le film Lore de Cate Shortland, pour aborder un tel point de vue, et il se trouve qu’il s’agit là aussi d’un choc formel, comme si un parti pris esthétique fort s’avérait être une nécessité absolue afin de maintenir une distance salutaire avec le sujet évoqué…
Bien entendu, Koenraad Tinel n’a jamais été un bourreau. Comment peut-on l’être à neuf ou dix ans ? Néanmoins, il nous confie cette histoire familiale déchirante dont il éprouve aujourd’hui encore la plus grande difficulté à s’extraire. Comment peut-on vivre une vie épanouie quand on réalise ce qui a été commis au nom d’une idéologie destructrice, mais surtout que sa famille s’est bel et bien retrouvée du mauvais côté ? La réponse, davantage un exutoire qu’une réponse univoque d’ailleurs, nous est donnée ici dans Le Seau où Koenraad Tinel déverse ses souvenirs. Un seau hygiénique destiné à recevoir les excrétions intimes…
Quant à nous, humbles spectateurs, nous ne pouvons que lui souhaiter d’avoir finalement trouvé la paix grâce à ce travail artistique et mémoriel colossal.
Arnaud Proudhon
Le Seau – Souvenirs dessinés d’une guerre
Scénario & dessin : Koenraad Tinel
Editeur : Seuil
298 pages – 29 €
Parution : 20 septembre 2024
Le Seau – Souvenirs dessinés d’une guerre — Extrait :