En plus d’être divertissante en tant que telle, et portée par un Billy Bob Thornton toujours exceptionnel, la nouvelle série de Taylor Sheridan, Landman, a l’audace de nous donner à entendre la voix de ceux que nous haïssons, les défenseurs de l’exploitation et de l’utilisation du pétrole. Et surprise (ou non ?), c’est passionnant.
La nouvelle série Paramount+, Landman, s’annonce d’emblée comme une œuvre ambitieuse, et surtout « différente » : on parle ici d’une plongée dans l’Amérique pétrolière, celle que l’on préfère ignorer dans les récits contemporains, parce qu’elle est contradiction avec les « valeurs » actuelles de nos préoccupations environnementales. Avec Taylor Sheridan à la barre (mais quand est-ce qu’il dort ? Avons-nous affaire au Stephen King de la série TV ?) : le fameux showrunner / scénariste est passé maître dans l’art d’explorer les tensions entre tradition et modernité (Yellowstone, Hell or High Water), ce qui fait qu’on aurait pu craindre une simple redite de ses thèmes favoris. Mais Landman va au-delà : en alliant la profondeur dramatique de son scénario, la complexité idéologique de son discours avec une mise en scène plus soignée que la moyenne, Landman dresse un portrait fascinant d’un monde que nous connaissons finalement très mal, et qui passe en ce moment par des mutations brutales.
L’intrigue de Landman suit les pas de Tommy Norris, négociateur et responsable de l’exploitation d’une compagnie pétrolière de « petite taille » dans l’Ouest du Texas (excellente performance de Billy Bob Thornton, qui vieillit mais reste incroyablement magnétique, et… séduisant !) : il est chargé d’acquérir les droits d’exploitation sur des terres prometteuses en termes de pétrole, mais gère aussi pour son patron (Jon Hamm, très à l’aise, et finalement touchant) tous les détails pratiques de l’opération des puits installés. À travers son quotidien et ses interactions avec les locaux – fermiers, ouvriers, et autres figures d’une Amérique en proie à la fracture énergétique, mais aussi membres d’un cartel mexicain important de la drogue aux USA et ayant « besoin » d’utiliser le territoire appartenant à la compagnie –, la série prend vite l’allure d’une grande fresque humaine, qui semble – au moins à nous qui n’y connaissons rien – d’une rare authenticité.
Là où le scénario Landman interpelle – et pourra gêner ceux qui sont des avocats acharnés de la fin immédiate des énergies fossiles, il vaut mieux le savoir -, c’est dans sa capacité à transcender les clichés attendus, tant au niveau des personnages que de son thème central, l’exploitation du pétrole aux USA, y compris par fracturation hydraulique. Ainsi, Tommy, le personnage central de la série, n’est ni un cynique sans scrupules ni un apôtre de la moralité. C’est un homme du système, conscient des dégâts environnementaux qu’il contribue à aggraver, de l’extrême dangerosité du métier (Landman offre plusieurs scènes d’accident terrifiantes), mais également convaincu des réalités économiques qui maintiennent à flot les communautés vivant sur son territoire. Landman réussit à ne pas juger ses personnages, préférant explorer leurs contradictions avec une lucidité, une objectivité qui n’est pas si courante.
Sur la question du pétrole lui-même, la série invite à une réflexion plus large que celle qui est en général la nôtre, particulièrement en Europe. Les arguments des défenseurs du pétrole sont exposés avec une franchise inhabituelle, en utilisant les mots des défenseurs des énergies fossiles, sans les ridiculiser ni les critiquer : la dépendance énergétique de millions d’Américains, la création d’emplois dans des zones souvent laissées pour compte, mais aussi une forme assez impressionnante de fierté culturelle liée à l’exploitation de ces ressources dont le pays regorge.
Sheridan ne fait pas pour autant l’impasse sur les conséquences désastreuses : nappes phréatiques contaminées, paysages défigurés, et une dépendance économique qui enferme ces communautés dans un cycle infernal. Sans même parler des alliances « contre nature » qui doivent être acceptées pour « le bien commun », comme avec les cartels mexicains (la cocaïne et le pétrole étant alors symboliquement mis sur le même pied, comme des drogues dont la société US et humaine en général)…
Landman met donc brillamment en scène un dilemme peu souvent énoncé, en particulier dans le cinéma US : comment critiquer un système tout en s’attachant à comprendre pourquoi tant de gens y sont attachés ? À travers des dialogues acérés et des conflits humains, Landman offre un espace où toutes les opinions peuvent s’exprimer, sans simplification outrancière. Et c’est passionnant.
Mais Landman ne parle pas que de pétrole, d’économie, de technique, de « gros sous », de conflits politiques : le scénario de Sheridan soigne l’ancrage émotionnel de ses personnages. Les relations complexes entre Tommy et son ex-épouse tiennent de la traditionnelle comédie de « remariage » hollywoodienne, mais la dépassent peu à peu, pour atteindre une émotion vraie, sincère. L’étonnante histoire d’amour entre Cooper et Ariana, le jeune veuve mexicaine d’un collègue tué dans une explosion, offre un contre-point remarquable aux problématiques financières et stratégiques centrales à la fiction. Tout cela confère une densité humaine forte à la série. Landman parle de femmes et d’hommes, des choix qu’ils doivent parfois faire pour survivre dans un monde hostile, mais aussi de leur quête d’un sens dans un monde littéralement désenchanté, où nul ne sait plus à quelles valeurs se raccrocher.
Visuellement, Landman est une réussite. Les vastes plaines texanes, les constructions industrielles qui dégagent une beauté toxique, mais indiscutable, tout ça nous est montré dans de longs plans qui servent de ponctuation au récit, voire de moments de répit – quasiment documentaires – dans le tourbillon de la fiction. De la même manière, il y a ici toutes ces scènes intimes ou familiales qui célèbrent, non sans ironie parfois, une Amérique traditionnelle, à la fois majestueuse et en pleine déliquescence. Sheridan et son équipe réussissent à capter la rugosité de ce monde-là, qui n’est pas démuni de beauté.
Avec Landman, Paramount+ et Taylor Sheridan signent donc une nouvelle série que l’on n’hésitera pas à qualifier d’essentielle, indispensable pour quiconque cherche à comprendre – et ressentir –, tout en se divertissant (car, répétons-le, la série est tour à tour drôle, tendue, émouvante…) les dilemmes de l’Amérique contemporaine.
Eric Debarnot